Le Manifeste du CVUH

jeudi 8 mars 2007

Entre ciné-réalité et histoire-spectacle : à propos de la sortie du film Indigènes et de son (possible ?) usage scolaire par Laurence De Cock, pour le CVUH


Disons le d’emblée, ce texte n’a pas pour vocation d’interroger la légitimité du propos du film. Il applaudit donc des deux mains la décristallisation des pensions des anciens tirailleurs, et se gardera bien également d’avancer des contre-expertises ou autres pinaillages de contenu. Ce serait en outre reconnaître implicitement le film de Rachid Bouchareb comme un film d’histoire plutôt que comme un discours sur le présent par le prisme de l’histoire, et c’est à cette finalité que je souhaite accorder quelque attention. La sortie d’Indigènes est inséparable des débats contemporains sur le « fait colonial » et, corollairement, de la prise de parole politique de ceux qui se définissent comme héritiers des immigrants post-coloniaux. Cette soudaine résurgence des « recalés de l’intégration » 1 s’est offerte en miroir à une société qui peine à se pencher sur son impensé colonial et qui s’est vue offrir, comme seule alternative, la repentance ou l’occultation/négation des crimes coloniaux. Autant dire que dans sa dimension publique, la question n’est pensée ni sereinement, ni historiquement. Relayée par la puissante machine médiatique, la controverse s’est chargée en outre d’une dimension affective telle que chacun s’est senti sommé de prendre position dans le débat manichéen, historiens en première ligne. Dans ce contexte, la sortie du film fait en soi événement. De fait, elle a été savamment orchestrée, et la campagne de promotion qui l’entoure est à interroger selon une double entrée : à l’aune de la société (du spectacle) d’abord, puis à celle du discours ambiant sur la fonction civique d’une histoire dont l’école se ferait la caisse de résonance.
« Dans le temps spectaculaire, le passé domine le présent » écrivait Debord 2, soulignant que dans la façon avec laquelle la société met son histoire en scène, se lit le discours qu’elle porte sur elle-même. Or la manière avec laquelle Indigènes se donne à voir aujourd’hui est en elle-même porteuse de sens :
Décryptage d’images : mardi 26 septembre 2006, veille de la sortie officielle du film (après 30 avant-premières proposées aux enseignants en France, et sans doute un certain nombre de soirées privées), journal de 20h : David Pujadas accueille sur le plateau Jamel Debouzze, Sami Bouajila et Youb Lalleg, 87 ans, ancien tirailleur. Une bande-annonce précède l’entretien : « but avoué du film : participer à la reconnaissance » ; « émotion du chef de l’Etat », « Il ne trichait pas ce soir-là », dira Jamel ; recueil de réactions de lycéens « je trouve ça dommage qu’il ait fallu attendre un film pour entendre parler de ces gens-là » puis zoom sur Sami Naceri : « On a libéré la Corse, on a libéré Toulon, on a libéré Marseille (les propos sont coupés sur le JT, l’émission « arrêt sur images » avait diffusé intégralement la phrase 2 jours plus tôt : « la chair à canon, c’était nous... c’était eux »). Retour sur le plateau : le moment de l’interview est d’abord assez solennel « on l’a fait pour eux » en montrant Youb Lalleg, « J’étais fier de pouvoir donner à mon petit frère des héros qui nous ressemblent... avec un objectif noble et digne ». Puis, soudain, ça ne colle plus, David Pujadas rétablit l’ordre des choses : « Vous êtes sérieux Jamel ? (air faussement étonné) » et chacun retrouve sa place « Non, me chauffe pas, sinon je fais le tour » (...) retour de la rigolade et grande accolade au journaliste suivi d’un rituel « coucou à maman » auquel vient se joindre Sami Bouajila. Jamel lit pour finir le prompteur avec son inimitable accent, et toute cette scène s’achève dans cette fraîche légèreté dont on a craint, à un moment, la disparition. La présence de Youb Lalleg s’étant dissoute dans cette mascarade, plus rien ne peut venir amoindrir le désir de chacun des téléspectateurs de prolonger sa bonne humeur en accompagnant, dès le lendemain, son Jamel sur le front. Si le sujet ne soulevait pas avec autant d’acuité une question politique de fonds, il y aurait presque matière à (sous)rire.
Qu’est-ce donc qu’une société qui se donne comme porte-paroles des « people » présupposés représentatifs des identités multiples qui la constituent ? Qu’est-ce qu’une société qui reste sourde aux débats de son temps tant que les éléments n’en ont pas été légitimés par ses célébrités de service ? Fournir une figure emblématique n’est pas un acte politique neutre, c’est un mécanisme de substitution qui sous-tend une confiscation des subjectivités. Lorsqu’en outre la figure proposée se trouve être politiquement vide, alors la question soulevée se voit dépolitisée, les aspérités sont gommées, les consciences sont lissées. Ce mardi 26 septembre, Youb Lalleg s’est incliné sans résistance : « Ce film, c’est ma vie » légitimant de fait sa disparition en tant qu’acteur anonyme de l’histoire, en tant que sujet historique. Cette scène signe l’impossibilité d’une transmission mémorielle supplantée par le principe de la délégation. Il semble utile de rappeler ici que les images des anciens tirailleurs brandissant leur dérisoire solde ont été nombreuses sur les écrans depuis des années et de se demander pourquoi l’ancienne métropole ne les renvoyait en échange qu’à leur invisibilité. Outre la cécité plus ou moins consciente du pays face à la réalité de son histoire coloniale, il y a plus largement en France un rapport politique à l’ histoire qui ne sait pas se défendre de la mobilisation d’affects comme l’empathie, la compassion, l’identification, l’indignation ; qui ne sait donc pas penser le moment historique pour ce qu’il est, c’est à dire comme une situation d’altérité radicale, ayant sa propre cohérence intrinsèque, et ne devant se projeter que comme telle dans le présent. La tradition française inscrit ces moments historiques dans une linéarité rythmée par la causalité et pousse le présent à s’insérer dans ce continuum, en dissimulant les lieux de discontinuité. D’où cette idée que l’histoire expliquerait le présent, et qu’elle aurait vocation à faire lien, souder, ou réconcilier. Dans cette logique, le film Indigènesdevient le maillon manquant : en désanonymant les tirailleurs, en les personnifiant sous les traits de vedettes, il vient fabriquer du consensus. Or, en politique, le consensus, c’est l’impossible engagement. Plus encore qu’une simple « réconciliation des mémoires », ou qu’un acte compensatoire, la sortie du film vient consacrer la fin du débat. L’incident est d’abord clos parce que, l’histoire a désormais fourni des modèles identificatoires à ceux qui se vivaient - il y a peu encore - comme des relégués du système. Mais l’incident est surtout clos parce que ces visages de héros sont offerts à leurs semblables par des êtres politiquement inexistants mais sociologiquement hégémoniques, nos « people ». Le film ne crée pas de débat politique, il le spectacularise. Le risque est grand qu’après ce déchaînement médiatique, chacun, persuadé d’avoir accompli son geste de reconnaissance comme on va confesser ses péchés, ne rechausse ses oeillères face à la situation politique actuelle de criantes discriminations, et que la société se rendorme en attendant le prochain acte, parce que « Le spectacle est le mauvais rêve de la société moderne enchaînée, qui n’exprime finalement que son désir de dormir. Le spectacle est le gardien de ce sommeil » 3.
Très réceptifs aux rubriques « people », les réactions des adolescents ne se sont pas faites attendre : « Madame, c’est KanKon va voir Indigènes ? ». Emmener ses élèves voir le film est devenu presque un devoir moral. Au même moment d’ailleurs, un petit « librio » souligne que l’évacuation de cette histoire, est une « non-récompense mémorielle », et qu’« un véritable droit à la mémoire impose sans militantisme, sans tomber dans les querelles mémorielles, de dire la vérité sur un des rares moments de notre histoire, où de nombreuses communautés, sans distinction d’origine ni de religion, se sont battues côte à côte » 4. Pourquoi l’école devrait-elle céder à ce « présentisme » et devenir l’antichambre d’un présent qui réclame des dividendes à l’histoire ? Cela pose plusieurs questions de fonds à l’histoire scolaire, et, dans ce contexte, le film Indigènes se trouve à l’interface de deux usages : celui de l’irruption d’une question d’actualité sur laquelle il faudrait statuer, et celui de son utilisation pédagogique 5.
Si l’on admet (et j’y adhère sans réserve) que la fonction de l’école est de fournir aux élèves l’ensemble des outils nécessaires à la formation d’un esprit critique et à l’acquisition d’un comportement civique (ce dernier non réductible à un simple code de bonne conduite) ; et si l’on considère conjointement que « faire société » , c’est - entre mille autres choses - activer en permanence les vannes de la curiosité de l’Autre, du doute, du débat, de l’intelligence critique et du choix raisonné... on voit mal comment cette école pourrait composer avec tous ces effets d’annonce médiatiques qui viennent court-circuiter l’édification des questions. Que l’on ne se méprenne pas, l’école n’est pas un sanctuaire, et la controverse y a une place légitime. Mais le temps scolaire a également sa logique, il n’est pas urgence et course contre la montre ; il suppose une mise à distance et au repos de l’hyper-réalité qui l’entoure. L’enseignement de l’histoire est particulièrement visé par les percées de l’actualité. Les professeurs sont ainsi régulièrement sommés de donner du sens à l’événement tandis qu’il se joue, et alors même que, sur le plan historique, il n’en est donc pas encore tout à fait un. Ce n’est pas la moindre des injonctions paradoxales, et l’on se trouve bien là dans une posture totalement a-historienne.
L’usage pédagogique du film n’est certainement pas impossible mais me semble délicat. Je dois préalablement concéder que la posture du sergent Martinez (figure du métis tiraillé) est intéressante à questionner avec des élèves ; mais, en tant que tel, le contenu n’est globalement pas dissociable des acteurs 6.
qui l’incarnent. Il y a donc « héroïsation » du discours historique qui vient tantôt fournir de l’identifiant, tantôt remuer la matrice sacrificielle de la nation, comme s’il fallait y avoir versé son sang pour en être légitimement membre de droit. Je ne suis pas certaine de vouloir tenir ce discours à mes élèves. Plutôt que de fournir un modèle d’appartenance, je préfère construire avec eux les outils d’affiliation : partir d’un projet combinatoire qui croise les regards, se débarrasse au passage d’un encombrant pathos, rende sa place aux « subalternes » dans l’histoire, et privilégie la vision synchronique qui, elle seule, permet l’exploration des univers mentaux. J’espère voir mes élèves sortir de cours animés par plus de questions que de réponses parce que c’est une saine grille de lecture du monde. Et si l’école doit être une micro-société, je la rêve sans spectacle : juste comme un pôle d’expérience locale d’une petite résistance à une grande lame de fonds.

Notes :

1. Nacira Guénif, « les recalés de l ?intégration », Libération, rebonds, 1er septembre 2006.
2. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, folio, 1967, rééd. 1992. p.155.
3. Guy Debord, ibid., p. 25.
4. IsabelleBournier & Marc Pottier, Paroles d ?Indigènes, les soldats oubliés de la seconde guerre mondiale, librio, 2006, pp.10-11.
5. En témoignent les « dossiers d ?accompagnement pédagogiques » reçus dans les établissements.
6. « Jamel et Sami », dans l ?univers des stars, les prénoms suffisent.

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