Le Manifeste du CVUH

vendredi 24 septembre 2010

Virer l’Afrique de l’histoire de France, il paraît que C dans l’air du temps par Laurence De Cock, Suzanne Citron et Jean-Pierre Chrétien



Les nouveaux programmes d’histoire de 5ème introduisent l’histoire des royaumes médiévaux africains. Certains s’indignent que l’on puisse substituer aux grandes figures héroïques françaises la vulgaire étude de mondes lointains…
L’affaire commence par une déclaration d’intention qui fleure bon les plumiers et les pages jaunies de l’école de la troisième république : « Pour promouvoir et défendre l’Histoire de France et son enseignement dans l’Instruction Publique », laquelle instruction publique n’existe plus depuis 1932. Ringard ? point du tout, c’est sur Facebook, c’est du vrai débat de réseau social, c’est du sérieux (1). Car il y est question de défendre la vraie France, celle de nos ancêtres, celle de nos héros, la France qu’on aimerait que nos enfants (ré)apprennent à aimer. La France des livres d’histoire de papi et mamie, belle, éternelle, fécondée par Clovis qui lui a donné son nom, magnifiée sous Louis XIV, et sublimée par Napoléon. Et cette histoire là est aujourd’hui malmenée, violentée par les programmes scolaires de collège qui préfèrent les empires médiévaux africains (Songhaï et Monomotapa) à nos grandes figures totémiques, lesquelles ont été, du coup, capturées par le front national. Si vous êtes convaincus par la pertinence de l’argumentation, il y a une pétition à signer.
Bien-sûr, on connaît la rengaine de ces missionnaires de l’identité nationale, on l’a suffisamment désossée ces derniers temps. Et le discours est tellement grotesque qu’en cette rentrée scolaire déjà suffisamment compliquée, on n’avait guère plus de quelques secondes à perdre à pester contre ces pitreries. Mais c’était sans compter sur l’acuité de la presse qui perd rarement une occasion de s’engouffrer dans la brèche d’une possible et énième polémique sur « l’enseignement en France qui fout le camp, c’est comme tout ma bonne dame ». A commencer par Le Figaro qui part donc interroger le docteur de l’âme blessée de la France, Max Gallo (2), lequel trouve que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » et craint le « zapping ». Mazette. Ce n’est donc pas Bénin (pardon pour le jeu de mot, c’est cette mode africaine, que voulez-vous).

Il est vrai que le véritable instigateur de la campagne pour l’hexagonalisation des programmes de collège est pugnace. Dimitri Casali est présenté successivement comme historien, spécialiste de la révolution, puis de Napoléon, puis de l’immigration, puis un peu enseignant tout de même, « en ZEP » bien entendu. Autant dire qu’il s’y connaît en drapeau bleu blanc rouge bafoué. Dans sa pétition pour le rétablissement de Louis XIV et Napoléon 1er (lesquels n’ont jamais disparu des programmes) , il fait montre de tous ses talents de polémiste historien polyvalent. A commencer par la référence obligée à Marc Bloch et à sa célèbre citation désormais tronquée à tout va qui, en version « casaliste » donne ceci : « Ceux qui ne frissonnent pas à l’évocation du baptême de Clovis et de la fête de la Fédération de 1790 ne comprendront jamais l’histoire de la France » tandis que la citation originale est la suivante : "Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France , ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération." Nom de Dieu, mais où est donc passé Clovis ? 
Certes, sortie de son contexte, à la manière de Nicolas Sarkozy lors de sa campagne électorale, l’affirmation peut venir valider les prétentions nationalistes les plus primaires. Mais comme le rappelle Gérard Noiriel (3), loin de la perspective du consensus national, Marc Bloch, dans L’étrange défaite, se fait le défenseur d’un libre et nécessaire combat des « philosophies sociales contraires ». Il déplore ainsi que les élites n’aient pas su forger des fêtes populaires susceptibles de mobiliser le peuple autour d’idéaux démocratiques. On est loin de l’apostolat national. Dans le même ouvrage, Marc Bloch écrivait d’ailleurs : "Je ne crois nullement plus difficile d’intéresser un enfant aux vicissitudes d’une technique, voire aux apparentes étrangetés d’une civilisation ancienne ou lointaine, qu’à un changement de ministère".




Mais ce n’est pas l’avis des invités du lundi 6 septembre de l’émission C dans l’air sur France 5, avec au casting : 


- Le représentant de l’institution : Laurent Wirth, Doyen des Inspecteur généraux d’histoire et géographie



- L’historien chercheur habitué du plateau de la chaîne : Fabrice d’Almeida



- L’historien amateur auteur d’une « Histoire de France pour les nuls » : Jean-Joseph Julaud



- L’historien polyvalent polémiste en croisade : Dimitri Casali



- Le présentateur novice, autoproclamé porte parole des Français d’en bas qui ne connaissent rien à l’enseignement de l’histoire et à qui il faut parler simplement et pas comme des spécialistes s’il vous plaît : Thierry Guerrier.


Le dispositif a donné lieu à une bien belle expérience de surdité partagée. Autour de joutes profondes et animées que l’on pourrait résumer ainsi :
- Louis XIV n’est pas au programme / Si il y est / Napoléon III a disparu des programmes ?/ Non c’est Napoléon 1er/ Qui n’a pas disparu, regardez les programmes / Regardez moi dans les yeux et dites moi que Clovis n’a pas disparu des programmes / moment de frisson / alors alors ? /Et Charles Martel, hein, il est dans les programmes ? / Non, il n’y est pas /Ben voilà. Sourire de satisfaction béate/ et tout ça parce que Christiane Taubira, en 2001, avec les « Indigènes de la République » (ils se sont créés 4 ans plus tard !) a fait une loi qui ne concerne que la traite africaine…

Précisant bien qu’on ne peut pas l’accuser de conservatisme car il a écrit un livre sur « ces immigrés qui ont fait la France », Dimitri Casali y lance un cri d’alarme : si les jeunes croient aujourd’hui que le drapeau bleu blanc rouge est celui du Front national, c’est parce qu’ils ne peuvent plus s’identifier au panthéon républicain et nourrir le désir de se mettre au service de la grandeur nationale. Dans ce cas, l’urgence n’est certainement pas d’aller promener ses neurones dans la brousse africaine. Thierry Guerrier relance parfois le débat pour comprendre – car il VEUT comprendre- et bigre, par deux fois, lance la question brûlante : Serait-ce parce qu’il y a des enfants issus de l’immigration dans les classes ? Question évincée, contournée, où on comprendra que le petit Mohamed ou le petit Mamadou ont quand même le droit de rêver : le petit Corse Buonaparte ne fut-il pas un modèle « d’intégration réussie » !? Ils peuvent aussi rêver de se faire baptiser à Reims, comme Clovis, avant de repousser Charles Martel à Poitiers…




On peut certes discuter des modalités de l’intégration de l’histoire africaine dans le récit scolaire et dans ces nouveaux programmes. Est-ce un hasard, par exemple, si dans cette polémique ridicule, on a évité soigneusement de citer l’empire du Mali (qui figure aussi dans le nouveau programme et qui risquait d’être mieux connu des auditeurs) et si on s’est empêtré à plaisir dans le Monomotapa célébré par La Fontaine sans jamais citer les fortifications de Zimbabwe ? Mieux vaut peut-être, pour l’Afrique, parler de ce que l’on ignore, du plus « exotique », et « oublier », dans les deux cas (pays du Sahel et pays du Zambèze) que l’or qui en provenait fut durant des siècles un des supports essentiels du commerce international, de la Méditerranée à l’océan Indien. Pour le dire plus clairement, « oublier » que, sans l’or africain, on ne peut comprendre l’économie de l’Occident médiéval. Maurice Lombard l’avait déjà expliqué dans les Annales il y a un demi-siècle… Mais il parait, a-t-on entendu dans la bouche de M. Casali, que l’histoire des Annales est une affaire d’intellos révolue et que le bon peuple de France doit enfin bénéficier d’un retour enchanté aux images d’Epinal de nos grands-parents. C’ dans l’air le revival lavissien. Et vraiment, il est navrant de tendre un porte-voix à ceux qui, de concert avec notre président, pensent encore que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » (4).… de France ?



Laurence De Cock, professeure d’histoire-géographie au lycée Joliot Curie de Nanterre
Suzanne Citron, historienne
Jean-Pierre Chrétien, historien africaniste.


Tous trois sont membres du CVUH : comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire.


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Notes :

(3) « Marc Bloch » notice de Gérard Noiriel dans Laurence De Cock et alii, Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Agone, 2008.
(4) Nicolas Sarkozy, discours de Dakar, 26 juillet 2007. Voir Jean-Pierre Chrétien et al., L’ Afrique de Sarkozy. Un déni d’histoire, Karthala, 2008

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