Dans Le Monde du 8-9 février Daniel Roche et Christophe Charle, commentant un projet de musée d’histoire de France, suggéraient que « l’histoire de la nation » avait besoin d’un « forum » plutôt que d’un sarcophage. La situation en Guadeloupe, la dimension post coloniale des problèmes en témoignent dramatiquement.
Oui, face à une vision du passé, simplificatrice et anachronique, qui, de fait, occulte l’histoire des Antilles, nous avons besoin d’un grand forum, d’un grand débat, historien certes, mais aussi citoyen, politique, médiatique, un large débat sans tabou ni frontières. Quels regards les Françaises et les Français portent-ils sur l’histoire, comment élucider en ce nouveau siècle l’objet « France » dans son extension d’outre-mer comme dans son appartenance à l’Europe, inséparable du devenir de l’humanité entière ? L’histoire n’est pas un monument figé, chaque époque regarde le passé avec les outils intellectuels dont elle dispose, à partir des questionnements qui sont les siens. Les Français découvriraient que l’histoire — et donc la perception de l’identité collective — est en perpétuel réaménagement. Ils apprendraient comment, avec quels matériaux, des histoires « nationales » — dont la nôtre— ont été fabriquées au 19ème siècle. Transmises par l’école devenue obligatoire dans une écriture plus ou moins figée, ces histoires ont, par leurs lacunes, leurs occultations ou leurs partis pris, suscité des convictions et des illusions, des résistances courageuses et des violences meurtrières. Elles entretiennent des imaginaires contradictoires. L’interminable conflit du Moyen-Orient en concrétise la dramatique confrontation.
Des initiatives ne pourraient-elles être prises, dans un cadre à définir, par des historiens, des écrivains, des cinéastes, des journalistes ? Les élections européennes pourraient en être l’occasion. Certes les impératifs du présent sont d’abord la crise financière, économique et sociale, la menace écologique, la montée implacable des inégalités. La réduction du projet européen en idéologie dogmatique de la libre concurrence ne saurait y faire face et c’est le premier sujet d’un grand débat.
Mais les migrations intercontinentales et les pulsions nationalistes et xénophobes qu’elles suscitent sont aussi une donnée à prendre en compte, tandis que le mouvement social dans les Antilles signe la crise du pacte républicain français. L’espace public européen s’enrichirait d’un questionnement sur les processus historiques qui ont progressivement, depuis les révolutions américaine et française, généré en Europe puis dans le monde entier la conception, la forme et la multiplication des États-nations, créant parallèlement le phénomène collectif nouveau des identités nationales et de leurs revendications . Ces dernières se sont bâties sur les mythes de « peuples » primordiaux et dans l’imaginaire de nations transcendantes, sujets de récits inventés au 19ème siècle. Ces « histoires » ont été ou sont encore à la racine des nationalismes dont la résurgence ou l’émergence bloquent la réparation du présent et donc la construction d’un avenir planètaire.
Les Français contribueraient au débat en s’interrogeant sur les racines historiques de leur diversité sociale, géographique, ethnique et culturelle que n’explique pas le récit linéaire d’une France préfigurée par la Gaule et incarnée par quelques figures tutélaires.
Suzanne Citron, auteur notamment de Le Mythe national. L’histoire de France revisitée, Éd. de l’Atelier, 2008
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