Le Manifeste du CVUH

mardi 30 septembre 2008

L’enseignement des questions socialement vives en histoire et géographie sous la coordination de Franck Thénard-Duvivier


Les 14 et 15 mars 2008, le SNES-FSU et le CVUH organisaient deux journées de réflexion sur l’enseignement des questions socialement vives en histoire et géographie. Cet ouvrage en est issu.

Éditions ADAPT-SNES, 170 p., 16 euros franco de port. ISBN n° 978-2-35656-007-0


L’actualité s’invite régulièrement dans les cours et parfois à l’initiative des hommes politiques… A l’inverse, d’autres sujets suscitent des controverses dans l’espace public mais sont parfois tenus à distance des programmes scolaires.
Enseignement de la Shoah, du fait religieux, de l’esclavage ou encore mémoire de la Résistance... Autant de sujets qui ont récemment fait l’objet de commandes officielles dans les programmes scolaires.
Enseignement du fait colonial, de l’immigration, de l’histoire de l’Afrique ou encore de l’espace israélo-palestinien… Autant de questions, elles-aussi vives, qui sont oubliées ou maltraitées dans les programmes et les manuels scolaires. Pourtant, elles interrogent les pratiques des enseignants, leurs relations avec les élèves et les finalités de l’histoire scolaire.
C’est dans un contexte d’injonctions politiques toujours plus fortes vis-à-vis de l’histoire et de la géographie, qu’est née l’idée d’un partenariat entre des historiens engagés (au CVUH) et des enseignants syndicalistes (au SNES-FSU). L’objectif était de favoriser le croisement des regards et les débats autour des « questions socialement vives ».
Cet ouvrage rassemble la plupart des contributions des universitaires et des chercheurs qui ont participé aux deux journées de ce colloque organisé à Paris en mars 2008.
Sommaire
Introduction : L’enseignement des questions socialement vives : objet d’étude et sujet d’actualité ?
Alice Cardoso, Patrice Bride, Franck Thénard-Duvivier
Allocution d’ouverture du colloque
Roland Hubert
Présentation du groupe Histoire-Géographie du SNES
Alice Cardoso
Présentation du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire
Laurence De Cock

Les problèmes posés par l’enseignement des questions vives



Peut-on introduire les questions socialement vives en histoire-géographie ?
Nicole Tutiaux-Guillon
L’enseignement de l’histoire, sa grammaire et ses questions vives
Charles Heimberg
L’enseignement de l’histoire de l’immigration,
Benoit Falaize
Quel rôle pour les témoins ?
Laurent Douzou
L’espace israélo-palestinien : quelle place dans la culture scolaire en géographie ?
Pascal Clerc
Banalisation, saturation, exceptionnalité : quelques questions vives sur l’enseignement de la Shoah, compte-rendu d’atelier
Yannick Mével
Débusquer et nommer le néo-colonialisme : mise en chantier autour de documents pour bâtir ateliers et démarches, compte-rendu d’atelier
Pascal Diard et Marie-Hélène Millet
Enseigner l’histoire de l’esclavage colonial, compte-rendu de l’atelier
Éric Mesnard

Les articulations entre les usages publics de l’histoire, la recherche universitaire et l’histoire scolaire

Les résonances scolaires des usages publics du fait colonial
Françoise Lantheaume et Laurence De Cock
L’Afrique, quelle histoire ?
Catherine Coquery-Vidrovitch et Rémy Bazenguissa
Enseigner l’histoire de l’Afrique, compte-rendu d’atelier
Jean-Luc Martineau
Comment enseigner l’histoire de la République ?, compte-rendu d’atelier
Laurent Colantonio
Le fait religieux, une approche disciplinaire, compte-rendu d’atelier
Philippe Gaudin
Comment est fabriqué un programme d’histoire-géographie : le témoignage d’Armand Frémont
Alice Cardoso et Franck Thénard-Duvivier
Questions socialement vives et enseignement de l’histoire-géog raphie
Conférence de clôture, Alain Legardez

Références bibliographiques et ressources en ligne


jeudi 18 septembre 2008

A propos du sommet de l’Intégration prévu à Vichy les 3-4 novembre prochain par le CVUH


« Honnêtement, on en a ras le bol de cette histoire du passé », par ces mots, Brice Hortefeux expliquait le 28 juin dernier lors d’un meeting sur l’Europe sa décision d’organiser un sommet de l’Intégration à Vichy les 3-4 novembre prochain. Il s’agirait d’en finir avec l’opprobre qui pèse sur la ville depuis un demi-siècle. Le débat déjà ancien sur l’amalgame entre le nom d’une ville et la désignation de l’Etat français dirigé par le Maréchal Pétain rebat alors son plein. Une proposition de loi avait d’ailleurs déjà été déposée par le député Gérard Charasse le 26 mars 2003 visant à « substituer, dans les communications publiques invoquant la période de l’État français, aux références à la ville de Vichy, l’appellation « dictature de Pétain » (1).
L’idée est donc claire : la ville souffrant de son involontaire fusion terminologique avec l’une des périodes les plus sombres de l’histoire de France, rebaptiser la période vichyste permettrait de s’alléger de ce lourd fardeau. C’est oublier un peu vite qu’on ne joue pas innocemment avec les mots qui qualifient le passé et que leur réécriture touche immanquablement à la réalité même de ce passé et de sa perception historique. Même si l’on ne peut que comprendre l’irritation ou le malaise des habitants de la ville de Vichy, il faut rappeler que l’on parle couramment, dès l’été 40, dans les journaux de l’époque de « gouvernants » ou « gouvernement » de Vichy tant chez les opposants que chez les Vichystes. La BBC évoque les "hommes de Vichy" dès juin 1940, et ce, jusqu’en 1944. L’expression d’usage, devient donc très vite courante. La formule utilisée par les acteurs de l’époque condense le caractère collectif de ce gouvernement, et, par là même, sa nature officielle. Elle le constitue symboliquement en tant qu’Etat français. En insistant au contraire sur « la dictature de Pétain », on vient substituer une dimension personnalisée à une réalité plurielle : Laval n’était pas Pétain, Darlan n’était pas Laval etc… Ce faisant, on retrouve entre les lignes le discours des tenants de la version gaullienne du régime de Vichy qui partage la France entre traîtres et patriotes et vise à déconnecter ce moment historique de la continuité de l’Etat français. Rappelons au passage que, dans son discours de 1995, Le président Chirac affirmait la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des Juifs de France, et qu’aucune lecture sérieuse de cette histoire ne peut prétendre revenir sur ce point. Pourtant, en mai dernier à Ouistreham, Nicolas Sarkozy, dans son discours, réitérait cette vision éculée en affirmant que « la vraie France n’était pas à Vichy », et que « La vraie France, la France éternelle, elle avait la voix du général de Gaulle, elle avait le visage des résistants ».

Dans ce contexte, la décision de Brice Hortefeux ne peut que nous alerter. Que ce ministre, élu de la région Auvergne, se targue d’en attendre un retournement symbolique de l’image de Vichy ne doit pas masquer le cynisme qui consiste à proposer un sommet européen de l’« Intégration » sur le lieu même d’un régime qui s’est illustré par sa politique discriminatoire et criminelle à l’égard des étrangers. Les lois antisémites d’Octobre 1940 restent, en outre, une marque indélébile, non de la ville, mais de la prise en charge de l’antisémitisme par l’Etat français replié à Vichy. Mais l’enjeu politique est aussi ailleurs et plane autour de son cri du cœur : « Ras le bol de cette histoire du passé » largement applaudi par l’assistance le jour de sa prononciation (2). Plus largement, on y retrouve la tendance actuelle du gouvernement à dessiner les contours de l’« âme de la France » (version lyrique) ou de l’« identité nationale » (version politique) en tentant d’estomper les périodes les plus noires de l’histoire. L’anti-repentance agit encore ici comme un opérateur politique qui empêche l’intelligibilité du passé en détournant les regards vers un présent dépourvu des composantes historiques les plus embarrassantes. Notre travail d’historiens consiste cependant à rappeler que seule la compréhension des enjeux propres à un moment historique - aussi sombres soient-ils - permet la projection d’un avenir collectif qui repose sur un passé pleinement assumé.


CVUH (Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire : http://cvuh.free.fr)


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Notes :

(2) Voir la vidéo du discours sur DailyMotion. La vidéo est commentée par notre collègue Samuel Kuhn sur le site de Mediapart, club "usages et mésusages de l’histoire"

dimanche 14 septembre 2008

Contre l’antisémitisme : solidarité avec Benjamin Stora par Gilles Manceron (pour le CVUH)


A propos du livre Les Trois exils juifs d’Algérie de l’historien Benjamin Stora, l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol a publié, en juin 2008, une page aux connotations manifestement antisémites.
Cet hebdomadaire étant coutumier des provocations de ce genre – il avait publié, en janvier 2005, les propos de Jean-Marie Le Pen disant que « l’occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine » pendant la seconde guerre mondiale, qui ont provoqué sa condamnation… –, on pouvait se demander si le mieux ne consistait pas à ignorer purement et simplement cette publication dont, en l’occurrence, les termes et les allusions sont formulés de telle façon qu’elle ne semble pas devoir tomber sous le coup de la loi.
Mais le fait que cet article rappelle les pires allusions obsessionnelles de la presse antisémite des années 1930 et du début des années 1940 nous amène à réagir. En effet, les caricatures accompagnant l’article cultivent ouvertement les stéréotypes que cette presse appliquait aux Juifs. Et, comme elle le faisait aussi, l’article s’en prend aux changements de patronymes opérés par tel ou tel personnage public juif, parlant notamment de Enrico Macias « alias Ghrenassia », de « son collègue Patrick Benguigui alias Bruel », du « journaliste Jean Bensaïd-Daniel » ou du « comédien Roger Lévy-Hanin ». Comment ne pas songer au thème familier de la presse antisémite d’hier, selon lequel « le Juif » chercherait à « se cacher parmi les Français », et selon lequel il s’agirait de « leur apprendre à le reconnaître » ?
Dans ces conditions, le CVUH se doit d’attirer publiquement l’attention sur le caractère nauséabond de ces propos. Ceux-ci montrent que, contrairement aux analyses de certains auteurs pour qui l’antisémitisme aujourd’hui se réduirait à une « nouvelle judéophobie » issue de l’islamisme et de « l’extrême gauche pro-palestienne », en réalité le « vieil » antisémitisme nationaliste et conservateur est loin d’avoir disparu.

Nous tenons à exprimer à notre collègue Benjamin Stora, professeur d’histoire contemporaine à L’Institut des langues et civilisations orientales (Inalco), auteur de nombreux ouvrages, notamment sur l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ainsi que de l’immigration algérienne en France, notre entière solidarité, et plus généralement notre vigilance face à cette recrudescence.


Gilles Manceron

samedi 13 septembre 2008

Hier et aujourd’hui Jaurès, Clemenceau et Valls par Gilles Candar

À l’issue de son dernier livre (Pour en finir avec le vieux socialisme… et être enfin de gauche, Robert Laffont, 2008), Manuel Valls évoque le débat Jaurès / Clemenceau à la Chambre des députés de juin 1906 et il indique que ses préférences vont vers le président du Conseil Clemenceau, et ses « cathédrales républicaines » patiemment construites, non vers le fondateur de L’Humanité Jean Jaurès et ses « palais de fééries ».
En un sens, historien de la période, je pourrais me réjouir de cet intérêt pour des controverses un peu anciennes. J’hésite à le faire. De toute évidence, Manuel Valls ne veut pas proposer une lecture nouvelle des débats entre socialistes et radicaux au début du siècle ; il choisit un prétexte pour dire que les socialistes doivent rompre avec leurs traditions, leurs réflexes, leur mémoire, et s’inventer un nouveau passé… Je ne suis pas sûr que les références imprécises et vagues auxquelles est contraint Manuel Valls l’aident dans sa tâche, ni que celle-ci soit nécessaire ou souhaitable.
Prendre au mot Manuel Valls pourrait s’avérer cruel : de quoi est-il question dans ce fameux débat de 1906 ? Les mineurs se sont mis en grève, après la catastrophe de Courrières. Onze cent victimes environ, catastrophe nationale qui pose le problème de la sécurité, du profit et des vies humaines… Vingt mille soldats sont envoyés dans le Nord-Pas-de Calais pour reprendre le contrôle de la situation. C’est le moment clef qui voit Clemenceau, champion de la gauche radicale et ardent dreyfusard, se muer en « premier flic de France », bientôt « le Tigre », ministre de l’Intérieur efficace et promoteur de ce que je proposerais d’appeler « une gauche d’ordre ». En ce même printemps 1906, Clemenceau, « le briseur de grèves » pour reprendre une expression de Jacques Julliard (Clemenceau briseur de grèves, Julliard/Gallimard « archives », 1965), mate aussi un mouvement social chez les postiers (ces fonctionnaires ne sauraient avoir le droit de faire grève), bloque le déploiement syndical du 1er mai en plaçant Paris dans une sorte de « petit état de siège » (45 000 soldats contrôlent la capitale avec de nombreuses réquisitions militaires) tandis que le secrétaire général de la CGT, Griffuelhes, est arrêté et poursuivi pour complot contre la sûreté de l’État, en compagnie de quelques militants monarchistes (cf. Frédéric Monier, Le Complot dans la République, La Découverte, 1998).
C’est contre ce comportement assurément nouveau de la part du pouvoir radical, qui tranche en tout cas avec celui des années du Bloc des gauches, que s’élèvent Jaurès et les socialistes. Il ne me semble pas que Jaurès soit du côté des nuées et des vues générales. Certes, il a un projet d’ensemble pour la société, il croit en la nécessité de la socialisation de la propriété, ce qui n’est peut-être plus notre cas, du moins plus selon les mêmes modes. Mais c’est aussi un homme de réalisations, de réforme, d’action quotidienne… Il l’a prouvé, dans l’affaire Dreyfus, et tout récemment en contribuant largement au vote de la loi de séparation des Églises et de l’État [sans doute davantage que Clemenceau, mais là aussi, il faudrait un vrai débat, forcément plus long et complexe… Inutile d’insister. Je veux seulement rappeler que Jaurès n’est pas seulement homme de protestation, mais, quoiqu’on pense du fond des choses, un homme de réalisation, un acteur de la politique républicaine, qu’il soit plutôt de la majorité (1885-1889 et 1899-1905/06) ou plutôt de l’opposition (1893-1899 et 1906-1914), dans le cadre d’un régime parlementaire où cette dernière a, du moins souvent, les moyens de peser]. En bon professeur de profession, Jaurès veut fonder le débat politique sur des bases rationnelles, librement et largement discutées. Il demande donc en 1906/1907 une autre politique sociale : les retraites ouvrières et paysannes, enfin !, l’impôt sur le revenu, etc. Clemenceau ne croit guère dans les « masses », il a une conception élitiste de l’humanité, beaucoup plus individualiste. Il est davantage l’homme des « coups », parfois efficaces : il va être un « grand ministre de l’Intérieur » et il gagne en mai 1906 les élections législatives grâce à sa posture répressive et ses habiletés tactiques.

Mais après ? Le programme social (retraites, journée de dix heures, réforme fiscale, contrats collectifs…) est évacué ou du moins remis en position marginale. L’essentiel est la gestion et surtout l’ordre… Eh bien, dans la mémoire de la gauche, cette période (1906-1909) dominée par Clemenceau a peu compté, ou alors comme un contre-exemple. Je ne crois pas que la gauche politique d’aujourd’hui ait particulièrement intérêt à la ressusciter et à s’en inspirer. On peut aimer Clemenceau, tenir son individualisme à la fois libertaire et attaché à l’ordre comme une nécessité structurelle de l’action politique, ses meilleurs défenseurs préfèrent évoquer son combat dreyfusard, ses campagnes de presse ou son action pendant la guerre plutôt que ce gouvernement qui finit tout de même par décevoir ses meilleurs soutiens de la démocratie radicale. Historien, il est sûr que les préférences ou les références des acteurs politiques du temps ne me soucient qu’à titre documentaire et pour le plaisir un peu gratuit du commentaire ; citoyen, j’ai évidemment mes préférences, et, tout en admettant facilement qu’elles ne soient pas partagées, il me semble que femmes et hommes de gauche peuvent continuer à s’intéresser à nos vielles barbes, Jaurès, Sembat, Malon, Lafargue, sans négliger bien sûr Olympes de Gouges, Flora Tristan, Hubertine Auclert et bien d’autres… S’ils ne peuvent fournir les solutions concrètes pour les programmes du XXIe siècle, d’autant que leurs messages n’étaient pas univoques, ni immuables, ils et elles restent des références par leur volonté d’émancipation, leur courage et leur patience, leur quête de vérité, au quotidien comme par leurs conceptions d’ensemble (les cathédrales ont aussi besoin d’architectes, sinon l’effondrement menace…). Nous ne sommes pas obligés de toujours choisir le côté du pouvoir et du ralliement aux nécessités de l’ordre, ce qui est, chacun l’aura compris, le vrai sens du message adressé par Manuel Valls.


Gilles Candar


mardi 9 septembre 2008

Penser le patrimoine : le patrimoine, promesse d’avenir par Elisabeth Landi


« de tout paysage garder intense la transe du passage … »
Aimé Césaire, Moi, Laminaire

La démolition et la reconstruction programmée du Lycée Schœlcher suscitent un débat dans la population de la Martinique. Un collectif s’est constitué pour la sauvegarde de ce lycée en tant que patrimoine architectural et culturel de la Martinique. Qu’il y ait débat montre que la perception patrimoniale ne va pas de soi. Comme il y a une perception morale ou une perception esthétique, il y a une perception patrimoniale qui est évolutive et propre à chaque société. Pour certains, le lycée est un fleuron de l’architecture contemporaine dite « moderniste » qu’il faut conserver à tout prix. C’est le symbole de la mémoire de la construction de l’espace public, de la conquête du droit à l’éducation pour lesquels les familles martiniquaises se sont battues depuis deux siècles. Pour d’autres, le bâtiment est vieux, dangereux pour les usagers et ne comporte aucun intérêt esthétique particulier. Il y a bien là le signe d’un malaise, d’une interrogation face à la question de la perception patrimoniale. Quels obstacles empêchent de considérer le lycée comme faisant partie du patrimoine martiniquais ? A partir de quoi un « objet » devient patrimonial ? Quels en sont les critères ?
Le problème est beaucoup plus complexe que celui des normes parasismiques et de la dégradation du bâti. On peut se demander pourquoi a-t-on laissé un tel monument se dégrader depuis des décennies ? Pourquoi l’Etat, à l’époque en charge des lycées, n’a pas jugé bon de le classer « monument historique » ? Mieux, admettons que l’on ne puisse plus conserver ce bâtiment, que sa démolition intégrale soit absolument nécessaire. Pourquoi n’a-t-on pas proposé une reconstruction à l’identique ou au moins dans l’esprit de l’architecture de l’époque ? Comment est-il possible de restaurer d’autres bâtiments au moins en partie et pas celui-ci ?
Il semble bien que le problème posé par le Lycée Schœlcher soit emblématique d’une certaine incertitude dans la question de l’approche de la question patrimoniale dans notre pays. Le patrimoine engage l’identité d’une communauté, plus spécifiquement dans nos sociétés post-esclavagistes et post-coloniales. Il touche à l’émergence de l’identification et de l’acceptation du projet social d’une société et de son histoire. L’histoire de ce pays ne s’arrête pas en 1848. Le combat pour la défense des droits de l’Homme a trouvé son point d’acmé dans la revendication de l’école publique, gratuite et obligatoire. Ce projet politique a fait consensus social depuis le XIXe siècle, dans un affrontement féroce avec les forces réactionnaires de la colonie et de la métropole. Le lycée Victor Schœlcher est le symbole de cette histoire, il est devenu l’enjeu d’une conception du rapport au passé et par là même montre combien la question patrimoniale est un problème historique et politique.

Patrimoine, forme de vie

En 1993, Myriam Cottias dénonçe une politique patrimoniale où le « passé est désincarné », où le choix des objets ethnographiques construit « une image charmante » et enfin où le patrimoine officiel était jugé faire « facilement oublier les principaux acteurs de l’histoire : les esclaves ». En 2000 Richard Price, lui aussi, note le processus de « folklorisation » par « fabrication d’exotisme », par « lessivage des réalités dont l’effet est d’obscurcir les relations de pouvoir ». Les choix actuels des « objets » patrimoniaux déterminent un rapport à la mémoire qu’il faut réhabiliter, sortir de l’oubli imposé par les politiques assimilationnistes.
Quand Ch. Chivallon (2006) présente ces phénomèmes de patrimonialisation dans les espaces de musée, elle décrit des stratégies qui d’une part tiennent au sujet du passé esclavagiste, le discours de la réparation et de la réhabilitation et qui d’autre part qui effacent la réalité historique et n’en font pas « l’élément central ni le soubassement de ces sociétés », se réfugiant dans le « langage froid de la description historique normée ». Pour autant, des ambitions de « sauvetage » culturel liées aux revendications identitaires et nationalistes ont surgi dès les années 1970 - 1980. Le patrimoine est alors devenu un marqueur identitaire.
Dans ce contexte, c’est surtout le patrimoine immatériel (ensemble des manifestations culturelles, traditionnelles et populaires, à savoir les créations collectives, émanant d’une communauté, fondées sur la tradition / Unesco) qui a été valorisé comme étant l’authentique trace laissée par « les principaux acteurs de l’histoire », la langue créole, les « traditions » culturelles (les danses, le carnaval, la cuisine, les contes, etc), le patrimoine naturel (la mangrove par exemple).
Le patrimoine matériel apparaissait dès lors comme patrimoine « officiel », produit par une société esclavagiste et post coloniale (les églises, les statues, les forts, les maisons dites coloniales, les habitations, les vestiges industriels, les distilleries, etc) et ne semblaient pas correspondre aux processus d’identification de la société à son passé. Il faut donc le travail inlassable d’institutions et d’associations pour conjuguer au présent la valeur patrimoniale de ces monuments et en faire des éléments de l’identité culturelle et visuelle des Martiniquais.
Aujourd’hui, les Martiniquais sont fiers des églises restaurées, des maisons inscrites ou des bâtiments prestigieux comme la bibliothèque Schœlcher ou le fort Saint-Louis et je ne crois pas que leur dynamitage ou leur déplacement serait accepté sans réaction, qui plus est dans le cadre de la politique du développement touristique. Mais avant de devenir patrimoine, ces monuments, ces lieux, ces expériences culturelles étaient des formes de vie, lesquelles se perpétuent comme patrimoine, devenant ainsi des formes de l’identité.

La nécessité de distinction entre patrimoine et histoire

C’est que les éléments du patrimoine relèvent de la fabrication des « lieux de mémoire ».
En effet, il faut distinguer les faits patrimoniaux qui sont des éléments, des traces et des vestiges d’une époque, d’une activité économique, etc, des actions patrimoniales qui relèvent de la volonté d’une communauté à un moment donné, d’honorer une mémoire, de commémorer un fait, de réparer un oubli. Les « lieux de mémoire » ne sont pas des lieux géographiques, ce ne sont pas de simples réalités. Ce sont des nœuds invisibles de sens autour desquels s’articulent la construction des identités d’une société à travers le temps. Ainsi, l’entreprise de Pierre Nora qui invente cette notion en histoire (1984-1992) se voulait une autre conception de l’histoire proche de la déconstruction (Dérrida), de l’archéologie (Foucault) et la généalogie (Nietzsche). L’ambition est d’écrire une autre histoire de la nation en remplaçant celle des thèmes et des idées par celle d’une « dissection minutieuse » des objets, lieux et formules où s’est cristallisé le sentiment d’appartenance nationale. Dans notre contexte, le punch, le bel-air ou le rituel du Samedi Gloria deviennent des lieux de mémoire comme la bibliothèque Schœlcher et la cathédrale Saint-Louis. Le Lycée Schœlcher est un de nos lieux de mémoire.
Le patrimoine se construit donc dans un dialogue constant avec les membres d’une société qui reconnaissent appartenir à la même communauté d’émotion, de sentiments, de pensée, partageant les mêmes lieux et les mêmes expériences historiques. Le patrimoine est vivant, il parle aux hommes par le sens qu’il donne à la construction identitaire et au marquage des repères mémoriels essentiels à la vie d’une communauté. Il est chargé d’histoire, il répond à une fonction symbolique et politique. Il est à la croisée de l’histoire et de la politique, il est le lieu où la dimension symbolique de la réflexion historique rencontre celle de la réflexion politique. Les manifestations commémoratives, les projets d’urbanisme sur ce qui mérite d’être conservé, protégé et valorisé, témoignent de la fonction politique du patrimoine.
Néanmoins, les problématiques sur le patrimoine des sociétés post-esclavagistes sont spécifiques. Elles demandent une réévaluation et une adaptation critique. Le modèle européen ne peut en aucun cas être le prisme interprétatif ne serait-ce que par le « leurre chronologique » qu’il génère. Si l’on considère le patrimoine comme « l’ensemble de ce qu’une communauté reconnaît comme propriété identifiante, ce qu’elle entend protéger et transmettre » (J. C. Martin, 1998), alors souvent l’appropriation du patrimoine immatériel peut paraître plus conforme aux exigences de la construction identitaire. D’autant que dans notre contexte, cette approche patrimoniale se rattache aux problématiques articulées sur le dogme de l’oubli du passé comme condition d’intégration à l’ensemble français et par là-même le détournement des vestiges de l’époque post-esclavagiste comme les symboles de l’aliénation et de l’asservissement colonial qu’il faut absolument « raturer ». Le cas du Lycée Schœlcher ne permet-il pas à ce titre de proposer une réflexion patrimoniale renouvelée.

Qu’est-ce qui fait qu’un « objet » est patrimonial ?

Il est nécessaire d’éclairer « cet objet lieu de mémoire » par un retour sur ce qu’il représente.
Le Lycée Victor Schœlcher est le lieu de la formation de milliers de Martiniquais. Il est le résultat du combat des hommes de gauche depuis les années 1870 qui voyait en l’éducation publique (et non privée) et laïque (et non-confessionnelle) l’accomplissement de la citoyenneté de 1848, de la révolution des droits universels menée depuis Toussaint Louverture et de l’accès par le mérite et non par la naissance ou par la couleur de la peau à l’ascension sociale et à l’égale dignité dans un pays gangrené par le racisme et les discriminations sociales. Le premier lycée de la Martinique fut créé à Saint-Pierre en 1881 puis transféré à Fort-de-France après l’éruption de la montagne Pelée. Mais dès 1901, les conseillers généraux du groupe des Républicains de gauche et des Socialistes demandaient au gouvernement et obtenaient (en 1902) la dénomination « Lycée Victor Schœlcher » en hommage au combat de l’abolitionniste mais aussi à l’homme du décret de 1848 sur l’éducation et au défenseur et au relais des républicains des Antilles au Sénat. Le lycée actuel, construit en 1936-1937, est le nouveau lycée « Victor Schœlcher ». Les Martiniquais l’ont reçu en héritage.
Le lycée est l’emblème d’une certaine instruction pour tous les Martiniquais, d’une conception certes classique, voire élitiste de l’enseignement, mais qui avait l’avantage de donner une possibilité réelle, dans le monde colonial et arbitraire, de se former et d’espérer accéder à l’émancipation de la conscience politique. Tout le monde ici a eu un enfant, un frère, une sœur, un cousin (ne), etc, qui est passé par le Lycée Schœlcher. Il appartient à tous les Martiniquais. Il fait donc partie de l’identité des Martiniquais : une identité visuelle et paysagère, le lycée semble un vaisseau à la conquête du monde au vent de la baie des Flamands, mais surtout une identité éducative, symbolique et culturelle. L’enjeu est donc de taille.

La résistance patrimoniale

En démolissant l’actuel lycée et en reconstruisant un bâtiment qui n’a rien à voir avec l’esprit de l’architecture de l’époque, la valeur patrimoniale est ignorée, pire, raturée. Il ne s’agit pas seulement de résoudre un problème de vétusté et d’absence de conformité aux normes actuelles parasismiques et bioclimatiques. Cela s’apparente plutôt à une volonté d’effacer une certaine mémoire, une certaine histoire, celle de l’émancipation par « l’éducation des humanités » et certaines valeurs et principes dont celui de la fidélité et de la filiation, depuis Toussaint Louverture jusqu’à Aimé Césaire en passant par Victor Schœlcher. S’attaquer à ce lieu d’expression d’un espace public et de la revendication de l’application des droits républicains, c’est méconnaître ces mêmes exigences des esclaves en 1789, 1791, 1793, 1802, 1830, 1848 à Saint-Domingue, en Guadeloupe et en Martinique.
On peut entrer dans la modernité en assumant sereinement son passé, tout son passé ou alors on peut faire table rase du passé et réécrire une nouvelle histoire faisant fi des exigences d’honnêteté historique. Une nouvelle forme de résistance patrimoniale, culturelle et politique doit s’affirmer contre les politiques de l’oubli et d’instrumentalisation de l’histoire.
Elle nécessite de prendre en compte une politique globale de sauvegarde de l’ensemble des faits patrimoniaux. Il apparaît alors que l’action patrimoniale touche au cœur de la définition de ce qui fait notre identité et de l’action politique. L’action patrimoniale peut devenir le paradigme de l’action politique comme l’a été l’action culturelle. Cela suppose une éducation, un travail de la perception patrimoniale liée à la reconnaissance partagée de critères déterminants et au fondement d’une conception éthique pour la promotion de l’identité martiniquaise.

Patrimoine, promesse d’avenir

Cette politique patrimoniale martiniquaise doit permettre de considérer les actions et les faits patrimoniaux certes comme des héritages du passé à préserver et à transmettre mais aussi et surtout comme des « promesses d’avenir » pour les générations futures. Il faut revenir à Aimé Césaire, prophétique et visionnaire, pour qui seules les perceptions de la transmission et du passage font des hommes les témoins et les porteurs d’espérance pour l’avenir.


Elisabeth Landi,
Agrégée d’Histoire.
Professeur de Chaire Supérieure.