Marcel Dorigny est membre du Comité pour la mémoire de l’esclavage
et du Comité de réflexions et de propositions pour les relations franco-haïtiennes.
Votre revue a décidé de diffuser la pétition de certains historiens qui demandent, sans détour, l’abrogation des lois qualifiant de génocide le massacre des Arméniens et de crime contre l’humanité la traite négrière et l’esclavage colonial ; cette même pétition demande d’un même élan l’abrogation de la loi Gayssot, qui est certes plus compliqué car la qualification de crime contre l’humanité de l’extermination des juifs ne vient pas de cette loi, mais des attendus du tribunal de Nuremberg. Cette loi, en revanche, fait de la négation de l’existence de la Shoah un délit pénal.
Loin de faire l’unanimité des historiens, cette pétition pose de graves problèmes que je veux souligner avec force.
On peut certes considérer que l’histoire des crimes nazis relève de la libre analyse des seuls historiens. Mais ces historiens peuvent-ils pour autant se mettre en dehors de leur temps et faire abstraction des sensibilités des victimes et de leurs descendants en ouvrant la voie à une possible contestation de la réalité du crime ? A l’opposé de cette orientation, nous croyons pouvoir affirmer que la société a le devoir de répondre aux légitimes exigences de reconnaissance du crime contre l’humanité qu’a été la politique d’extermination menée par le IIIe Reich et ses complices. C’est à ce devoir que répond la loi Gayssot, non en restreignant la liberté des historiens, mais en interdisant la négation de la réalité des crimes.
De plus, si l’on se place au plan international, serait-il opportun d’ouvrir la voie aux propos négationnistes sur l’existence de la Shoah, en abrogeant en France cette loi, au moment où le président de la République islamique d’Iran tient les propos les plus insensés à ce sujet ?
Quant à la loi Taubira, qualifiant l’esclavage et la traite négrière de crimes contre l’humanité, faut-il se ranger derrière l’argument selon lequel il serait absurde que les Grecs d’aujourd’hui se repentent de l’esclavage organisé par leurs lointains prédécesseurs du temps des cités ? Un tel argument n’a aucune pertinence : y a t il aujourd’hui une communauté identifiable qui puisse se dire directement issue de ces esclaves-là ? Non, assurément. Alors qu’à l’évidence des dizaines de millions d’afro-américains, y compris les Français des Antilles, sont le résultat direct de la traite négrière et de l’esclavage colonial et que leur quotidien reste profondément marqué par cette histoire douloureuse et récente. Ne peut-on pas comprendre la différence entre des situations historiques éloignées l’une de l’autre de plus de deux millénaires ? Enfin, la loi votée le 10 mai 2001 n’est pas une loi de repentance mais de reconnaissance d’un passé tragique. Vouloir abroger la loi Taubira, au nom de la prétendue atteinte à la liberté de l’historien, est le signe manifeste d’une dramatique méconnaissance des réalités des sociétés d’outremer d’aujourd’hui, dans leurs revendications identitaires profondes, lesquelles ne dépendent pas des jugements portés par les historiens ; c’est ignorer combien cette loi a été l’aboutissement des nombreuses et anciennes revendications de ces sociétés, à travers leurs élus, leurs syndicats et leurs associations. En prétendant obtenir l’abrogation de cette loi, les signataires veulent-ils mettre le feu aux îles et renforcer les rangs de ceux qui parmi les originaires des DOM refusent aujourd’hui l’appartenance des Antilles, de la Guyane et de la Réunion à la République française en proclamant que cette République n’a jamais fait de place à leur histoire singulière dans sa mémoire nationale ? Il faut être lucide : revenir sur cette reconnaissance par la loi des pratiques criminelles de la traite négrière reviendrait à ouvrir un boulevard aux discours populistes et démagogiques de personnages troubles et dangereux, dont chacun peut mesurer les effets pervers des propos outranciers tenus sur les ondes ou diffusés à travers pamphlets et manifestes.
A vrai dire, les éminents historiens signataires de ce manifeste seraient beaucoup plus crédibles s’ils s’étaient prononcés publiquement contre l’article 4 de la loi du 23 février 2005, qui veut imposer une vision positive de la colonisation ; or, seuls deux d’entre eux ont eu ce réflexe. Les autres, sous prétexte de la défense de l’indépendance menacée de l’historien, se jettent dans la mêlée et de spectateurs passifs de la mobilisation contre cet article extravagant veulent se faire acteurs du dernier acte, en faisant pression sur la commission Jean-Louis Debré chargée par le Président de la République de « réécrire » l’article litigieux.
Il n’est pas possible de vouloir se "débarrasser" de législations - votées à l’unanimité des représentants du peuple - qui sont de véritables actes de politique internationale de la France (en direction des Arméniens, des Antillais, des Guyanais et des Réunionnais, mais aussi des Noirs du continent américain dans son ensemble), sous le prétexte d’éliminer du même coup cet article honteux qui fait de la France la risée du monde entier, car personne aujourd’hui, hors les lobby habituels, n’ose voir dans les conquêtes coloniales un fait positif !
Mettre sur le même plan l’article 4 du 23 février dernier et les lois citées plus haut est un amalgame choquant. En qualifiant de crime contre l’humanité des faits solidement établis, organisés par des États et dirigés contre des communautés humaines en tant que telles (Juifs, Noirs ou Arméniens), la loi n’interfère pas dans la recherche historique. Ce qui n’est pas le cas du trop fameux article qui prévoit l’enseignement du rôle positif de la colonisation, en usant d’un euphémisme qui ne trompe personne.
L’un des griefs avancés pour condamner ces lois se résume en l’accusation de pécher par anachronisme - assurément péché mortel pour un historien. Que faut-il en penser ? Le cas de la traite négrière et de l’esclavage colonial, pour ne prendre qu’un exemple, montre combien cette accusation est mal fondée : le mouvement abolitionniste du 18e siècle a bel et bien utilisé ce vocabulaire pour dénoncer ces pratiques alors légales et encouragées par les États eux-mêmes. Condorcet a dénoncé "un crime contre l’espèce humaine" et Mirabeau a qualifié traite et esclavage de "crime des nations", autrement dit de crime d’Etat, codifié par un appareil législatif et réglementaire imposant, faisant l’objet d’une fiscalité particulière et bénéficiant même « d’encouragements » versés par le Trésor public aux négriers. Les exemples pourraient être multipliés.
Quant à l’article 4 du 23 février 2005, il doit être purement et simplement abrogé : il n’est pas de même nature et relève tout simplement de la résurgence de la nostalgie coloniale qui se manifeste dans plusieurs milieux français d’aujourd’hui. Une telle nostalgie ne représente pas, c’est le moins que l’on puisse en dire, une vision de l’histoire du monde tournée vers l’avenir !
Donc, vous l’avez compris, je ne rejoindrai pas cette estimable cohorte de collègues et je continuerai de faire en sorte que ces lois, emblématiques de la conscience humaine, restent en vigueur et mieux encore soient imitées par d’autres États. Il n’est pas inutile de rappeler que l’ONU et l’UNESCO sont sur le point d’adopter des textes qualifiant, eux aussi, la traite négrière et l’esclavage de crime contre l’humanité.
Une revue comme l’Histoire, au lieu de s’engager dans un combat aussi partisan, devrait, à l’opposé, ouvrir ses colonnes aux points de vues pluriels qui se manifestent dans le monde de la recherche historique, qui est loin d’être unanime derrière la pétition que vous contribuez à diffuser.
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