Le Manifeste du CVUH

jeudi 8 mars 2007

Les usages de l’histoire dans le discours public de Nicolas Sarkozy par Gérard Noiriel (EHESS)


Dans le discours qu’il a tenu à Poitiers le 26 janvier dernier, le candidat de l’UMP à l’élection présidentielle s’est présenté comme l’héritier de Jean Jaurès et de Léon Blum. Cette « captation d’héritage » est une bonne illustration des formes que prennent les usages publics de l’histoire dans la France d’aujourd’hui. Le problème n’est pas tant que les politiques puissent « récupérer » les héros du passé pour tenter de grandir leur stature de présidentiable. Ce phénomène n’est pas nouveau. Il est même constitutif de la mémoire politique. Dans ce type de compétition, en effet, les candidats ne peuvent espérer l’emporter que s’ils glanent des voix au-delà de leur propre camp, ce qui les incite à parler au nom de la nation toute entière en cherchant des références historiques consensuelles.
Jaurès plutôt que de Gaulle
Ce qui est inédit (à ma connaissance), c’est le fait que le leader de la droite ait pu se présenter publiquement comme l’héritier des chefs historiques de la gauche. Pour comprendre la fonction de ces références, il faut lire de près le discours de Poitiers. Ce qui frappe, c’est d’abord la faible place accordée à la Révolution française. Alors que jusqu’à une période récente, tout homme politique cherchant à présenter sa candidature comme un moment historique pour la Nation se situait dans le prolongement de cet événement fondateur, celui-ci n’est mentionné ici qu’une seule fois et encore, est-ce par le biais d’une citation de Napoléon Ier évoquant « l’achèvement de la Révolution ». Ensuite, ce qui étonne dans les références/révérences du discours de Poitiers, c’est la marginalisation du général de Gaulle, qui était pourtant la figure centrale des récits mémoriels de la droite dont l’UMP est l’héritière. Certes, le général est présent dans la galerie des glorieux ancêtres dont se réclame le candidat, mais il n’est cité que 3 fois, alors que Jean Jaurès est cité 7 fois !
Je ferai l’hypothèse que ce nouveau système de références historiques illustre les contraintes auxquelles les professionnels de la politique sont confrontés aujourd’hui, dans un monde où la « démocratie de partis » a cédé la place à la « démocratie du public » (pour reprendre les formulations du philosophe Bernard Manin). Soumis à la loi des sondages et des médias, le candidat à la présidentielle ne cherche plus à se situer dans le prolongement d’une tradition politique précise. Il n’a plus besoin de conforter la mémoire et l’identité collectives de son propre camp, en rappelant les luttes héroïques menées autrefois par les « camarades » ou les « compagnons », ce qui était auparavant indispensable pour mobiliser ses troupes en vue du combat politique à venir. Ce qui compte, désormais, c’est de peaufiner une image, en fonction des directives données par les conseillers en communication qui font partie du « staff » de campagne.
Mais ces conseillers, mauvais sociologues, ont commis une erreur dans la phase de « pré-campagne », en incitant leur chef à durcir son discours sécuritaire avec des mots comme « racaille », que l’ensemble des jeunes des classes populaires ont ressenti comme une insulte. Le candidat de la droite doit donc « recentrer » son profil (« j’ai changé ») et faire dans le « social » en se présentant comme l’héritier de la gauche.

Remarques sur la logique symbolique de panthéonisation des hommes politiques


Pour approfondir l’analyse sur l’usage de l’histoire de France dans ce discours, je dirais qu’il illustre la logique symbolique de la « panthéonisation ». Le candidat consacre les grands personnages qui ont pour fonction de le consacrer.
C’est, là aussi, un type d’usage public de l’histoire classique chez les professionnels de la politique. Comme l’a montré Maurice Agulhon dans ses travaux sur la symbolique républicaine, en France la logique mémorielle s’est toujours heurtée à une difficulté particulière, car les politiciens n’ont jamais pu se réclamer de « pères fondateurs » unanimement reconnus, comme George Washington ou Thomas Jefferson aux Etats-Unis.
En conséquence, lorsque la grande figure de référence que mobilisait l’un ou l’autre camp s’efface ou lorsque, pour des raisons de rivalités internes à son propre camp, le candidat ne peut plus se l’approprier aisément, comme c’est le cas ici avec le général de Gaulle, il n’y a plus de personnages historiques disponibles pour incarner le consensus national.
C’est la raison pour laquelle le candidat de l’UMP est contraint aujourd’hui d’intégrer dans son cercle des héros nationaux disparus, des figures venues de droite comme de gauche.
Le récit mémoriel a pour fonction de gommer leur appartenance partisane, pour persuader le public que leur qualité première tenait justement au fait qu’ils avaient su dépasser les limites de leur parti. C’est le principal critère qui permet au candidat de l’UMP de rassembler dans son Panthéon personnel des hommes politiques aussi différents que Napoléon, Jaurès, Clemenceau, de Gaulle, et même Mitterrand. La même logique est à l’oeuvre à propos des intellectuels et des écrivains puisque Charles Péguy, Marc Bloch (relu et corrigé par Pierre Nora) et Jean d’Ormesson sont évoqués comme références consensuelles.
Ce discours mémoriel a donc pour première fonction de convaincre le grand public que le candidat de l’UMP est le digne héritier de ces héros nationaux. Mais il a aussi pour but de fabriquer un consensus occultant les rapports de pouvoir et les luttes sociales. Le discours de Poitiers est une sorte de Disneyland de l’histoire dans lequel il n’y a que des gentils, des hommes bons. La « captation d’héritage » est aussi un détournement destiné à occulter le fait que les leaders du mouvement ouvrier, comme Jaurès et Blum, ont été avant tout des militants, au coeur des combats politiques de leur temps. Le candidat de l’UMP n’hésite pas à faire référence au Front Populaire : « J’ai cité Léon Blum parce que je me sens l’héritier de l’enfant qui en 1936 grâce aux congés payés jette sur la mer son premier regard émerveillé et entend prononcer pour la première fois le mot « vacances ».
Ce qui est suggéré dans cette citation, c’est que le leader de la SFIO et le chef du gouvernement du Front Populaire aurait « donné » deux semaines de congés payés aux ouvriers parce que c’était un homme bon et humain, qui voulait que les travailleurs voient la mer. Le fait historique qui est totalement oublié ici, c’est que les congés pays ont été un acquis du formidable mouvement de grèves de mai-juin 1936. C’est le résultat de la lutte des classes et d’une mobilisation sans précédent des ouvriers contre le patronat. Mais évidemment ce fait historique là, le candidat des milieux d’affaire est obligé de le passer sous silence puisque, dans le même discours, il dénonce explicitement « ceux qui attisent encore la lutte des classes ». Il faut reconnaître que les assistants qui ont écrit le discours du candidat ne manquent pas d’imagination. Dans leur récit, Georges Clemenceau, le ministre de l’Intérieur qui a envoyé la troupe contre les grévistes en 1907-1908, cohabite pacifiquement avec son plus farouche adversaire politique, Jean Jaurès, le directeur de l’Humanité, qui dénonçait le « premier flic de France » et le « briseur de grèves ».

L’anti-repentance et ses contradictions


Je voudrais m’arrêter un peu plus longuement sur un autre usage de l’histoire qu’illustre le discours de Poitiers. Il concerne le thème de l’anti-repentance. Le candidat à la présidentielle écrit en effet : « Je veux dire à tous les Français que nous sommes les héritiers d’une seule et même histoire dont nous avons toutes les raisons d’être fiers. Si on aime la France, on doit assumer son histoire et celle de tous les Français qui ont fait de la France une grande nation ». Ce propos doit être relié à celui qu’il avait tenu peu de temps auparavant (14 janvier 2007) : "Au bout du chemin de la repentance et de la détestation de soi, il y a, ne nous trompons pas, le communautarisme et la loi des tribus".
Nous voyons là s’esquisser un thème de campagne que le candidat de la droite cherche à utiliser pour discréditer le camp d’en face, en affirmant : « Ce que je sais, c’est que la gauche qui proclame que l’Ancien régime ce n’est pas la France, que les Croisades ce n’est pas la France, que la chrétienté ce n’est pas la France, que la droite ce n’est pas la France. Cette gauche là je l’ai accusée, je l’accuse de nouveau de communautarisme historique ».
Ce passage est particulièrement intéressant à décrypter si l’on veut comprendre comment les politiciens utilisent aujourd’hui l’histoire dans leur propagande et les contradictions auxquelles ils se heurtent (ou risquent de se heurter). Tout d’abord, on constate que l’anti-repentance est l’une des principales grilles de lecture qu’utilise le candidat pour « repenser » l’histoire de France. Par exemple, dans le passage où sont évoquées les persécutions dont ont été victimes Léon Blum et Georges Mandel, il n’y a pas un seul mot pour souligner les responsabilités du régime de Vichy et de la milice. Les seuls coupables explicitement désignés, ce sont les agents de la Gestapo ! Finis les discours sur les mauvais Français et sur la responsabilité de l’Etat français. On a le sentiment d’en revenir à une histoire pré-paxtonienne (et aussi pré-chiraquienne) de Vichy.
C’est aussi la logique de l’anti-repentance qui conduit le candidat non pas à ignorer la colonisation, mais bel et bien à l’assumer. Le discours de Poitiers revient, d’une manière indirecte, à l’affirmation du « bilan positif » de la colonisation (même si le mot n’est jamais employé), en affirmant que nous devons être fiers des croisades et en plaçant le maréchal Lyautey au coeur d’un Panthéon dans lequel ne figurent aucun Français issu de l’immigration ou des peuples colonisés.
Une autre lacune montre clairement où mène le discours anti-repentance. C’est l’absence totale des figures féminines dans la galerie des héros dont se réclame le candidat de l’UMP. Nous avons ici une illustration limpide des analyses de Michèle Riot-Sarcey sur l’absence des femmes dans la mémoire des hommes politiques de ce pays. Au-delà de l’effet anti-repentance, on peut penser que, dans le contexte de la présidentielle 2007, le candidat UMP a jugé stratégiquement préférable de souligner les attributs virils de Marianne.

Un nouveau concept : le « communautarisme historique »


Dans le passage consacré à l’anti-repentance, on constate aussi que le candidat UMP a forgé un nouveau « concept », inconnu jusqu’ici des historiens, celui de « communautarisme historique ». Je doute qu’il laisse sa marque dans l’histoire de la pensée, mais ce n’était pas le but visé par son auteur. Il s’agissait de marquer l’opinion, en utilisant des formules choc. Il faut se souvenir, en effet, que dans un monde dominé par les sondages, ce ne sont pas les arguments rationnels qui comptent, mais les formules permettant de conforter le sens commun en jouant sur des réflexes et des associations d’idées. La mise en équivalence entre gauche et communautarisme se fait ici grâce à toute une série d’amalgames dont la fonction principale est d’imposer l’idée que la gauche représente l’anti-France. Ce type de rhétorique n’est pas vraiment nouveau, lui non plus. A partir du moment où l’un des deux camps du champ politique se présente comme le représentant de la France toute entière, par définition le camp adverse doit être assimilé à l’anti-France.
Dans le langage polémique actuel, les ennemis de la République et de la France, ce sont les « communautaristes ». Ce terme ne désigne plus rien de précis et fonctionne comme une insulte ou un stigmate très efficace pour discréditer des concurrents. Le simple fait de rappeler que la politique est toujours un enjeu de luttes, qu’elle est fondée sur des rapports de force ; le simple fait de rattacher un programme politique à la tradition de pensée dont il est issu, peut donc désormais être vu comme un délit de « communautarisme historique ».
En utilisant ce type d’anathème pour discréditer ses adversaires politiques, le candidat de l’UMP persiste dans la même rhétorique que celle qu’il avait déjà mobilisée lors des violences de novembre 2005. Parler de « communautarisme historique » pour disqualifier ceux qui défendent la posture de la repentance, c’est la même chose que dénoncer la « racaille » dans les conflits sociaux. C’est utiliser des références propres à un domaine, pour les plaquer sur un autre. Dans les deux cas, il s’agit decriminaliser des points de vue concurrents pour mieux les discréditer.
Le candidat fait beaucoup d’efforts pour persuader les citoyens qu’il a changé depuis novembre 2005. Mais sa manière d’argumenter montre le contraire. Au-delà de la personne elle-même, ces constantes s’expliquent par les contraintes qui pèsent aujourd’hui sur l’action politique. Pour mobiliser son électorat, le candidat de la droite doit utiliser un vocabulaire et des références que j’appelle national-sécuritaires. Dans le discours de Poitiers, on voit parfaitement le lien entre la dénonciation de la repentance et la stigmatisation de l’immigration. Comme j’ai tenté de le montrer dans un livre à paraître (1), depuis les débuts de la IIIe République, le discours de la droite républicaine sur l’immigration reproduit toujours la même argumentation. On la retrouve intégralement dans le discours de Poitiers. Le candidat de l’UMP commence par rappeler son attachement aux « droits de l’homme ». Ensuite, la « chasse aux clandestins » est présentée comme une mesure destinée à défendre les immigrés eux-mêmes contre « les marchands de sommeil et des passeurs sans scrupule qui n’hésitent pas à mettre en danger la vie des pauvres malheureux dont ils exploitent la détresse ». Enfin, nous arrivons au coeur du propos, qui énumère la longue litanie des stéréotypes du moment sur les immigrants, visant à dénoncer ceux « qui ne respectent pas nos valeurs » ; « ceux qui veulent soumettre leur femme, ceux qui veulent pratiquer la polygamie, l’excision ou le mariage forcé, ceux qui veulent imposer à leurs soeurs la loi des grands frères, ceux qui ne veulent pas que leur femme s’habille comme elle le souhaite ».
Ce discours national-sécuritaire a pour fonction de mobiliser l’électorat clairement positionné à droite, mais il ne permet pas d’imposer l’image du rassembleur « qui a changé ». C’est la raison pour laquelle, il fallait procéder à une sorte de provocation mémorielle, en se référant à Jaurès et à Blum, pour alimenter la chronique politique sur le thème du « changement ».
Note :


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Notes :

(1) Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle), Paris, Fayard, mars 2007.

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