Le Manifeste du CVUH

dimanche 23 octobre 2011

Soutien à J.-P. Chrétien et J.-F. Dupaquier.


Deux spécialistes reconnus de l’histoire rwandaise, Jean-Pierre Chrétien, historien, directeur de recherches émérite au CNRS, et Jean-François Dupaquier, journaliste et écrivain, auteurs de Rwanda. Les médias du génocide (1995) et de Burundi 1972. Au bord des génocides(2007), témoins-experts auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda en 2002, sont poursuivis pour diffamation par l’ancien ambassadeur du Rwanda en France de 1990 à 1994.Celui-ci leur fait grief d’avoir critiqué, dans un courrier adressé à des responsables associatifs de Rouen, le caractère univoque d’un cycle de conférences consacrées en principe à la « réconciliation » au Rwanda et d’avoir expliqué à des personnes de bonne foi, mais mal informées, que ces conférences avaient été confiées, en fait, à des orateurs déniant la réalité historique du génocide des Tutsi et du massacre des Hutu démocrates en 1994 au profit de la thèse du « double génocide ».

Comme l’indique la pétition d’historiens et de chercheurs diffusée par le Centre d’études des mondes africains et l’Association des chercheurs de politique africaine, que soutient la Ligue des droits de l’Homme, il s’agit une nouvelle fois d’une tentative d’intimidation des chercheurs en fonction d’ambitions politiciennes.

Le travail historique n’est pas désincarné, il n’ignore pas les interrogations de son temps et il ne peut méconnaître les valeurs impliquées par les situations qu’il analyse. La liberté des chercheurs implique aussi le droit de ces derniers à faire bénéficier la société des acquis de leur travail, surtout concernant des questions aussi graves que celles liées à un génocide.

Dans le cas du Rwanda (comme dans celui de l’Arménie) les discours du déni ne sont pas pénalisés et ils s’étalent d’ailleurs librement dans des publications, des conférences et sur des sites internet. Il serait étrange et scandaleux que le droit de les identifier comme tels, de les critiquer et de les dénoncer soit refusé à des chercheurs dont la rigueur intellectuelle est connue.

« Le génocide de 1994 au Rwanda suscite de nombreuses controverses qui ne relèvent pas de la compétence du tribunal correctionnel. D'où notre décision de rendre publique cette pétition".



Une nouvelle fois, un acteur politique cherche à obtenir de la justice
qu’elle sanctionne le travail et la liberté d’expression des chercheurs.

L’ancien ambassadeur du Rwanda en France de 1990 à 1994 a porté plainte pour diffamation contre deux éminents spécialistes de l’histoire rwandaise : Jean-Pierre Chrétien, historien, directeur de recherches émérite au CNRS, et Jean-François Dupaquier, journaliste et écrivain. Il leur reproche d’avoir critiqué, dans un courrier adressé à des responsables associatifs de Rouen, le caractère univoque d’un cycle de conférences consacrées en principe à la « réconciliation » au Rwanda, mais confiées exclusivement à des orateurs déniant la réalité historique du génocide des Tutsi et du massacre des Hutu démocrates en 1994. Le courrier signé des deux accusés soulignait que l’ancien ambassadeur, un des conférenciers invités, venait de publier un ouvrage défendant, entre autres, la thèse dite d’un « double génocide » entre Hutu et Tutsi, un argumentaire habituel des réseaux négationnistes.

Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier travaillent sur cette région d’Afrique depuis les années 1960-1970. Ils avaient dénoncé en son temps le génocide des Hutu commis au Burundi en 1972. Ils ont publié de nombreuses études sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, sur sa préparation, son organisation et ses séquelles. Ils ont tenté de mettre en garde l’opinion publique française sur ce danger dès le début des années 1990. Ils ont publié en 1995, avec le soutien de l’Unesco, un ouvrage crucial sur « Les médias du génocide ». Ils ont été témoins-experts auprès du Tribunal pénal international pour le Rwanda en 2002.

La plainte pour diffamation vise à dénier à deux spécialistes reconnus du Rwanda le droit d’informer des responsables d’associations bernés, en septembre 2009, au point d’accepter des conférenciers très orientés dans le cadre d’une manifestation internationale pour la paix. Elle a aussi pour but de faire interdire par la justice le droit de qualifier de « négationnistes » les réseaux qui propagent la thèse d’un double génocide en 1994 au Rwanda. Plus généralement, il s’agit une nouvelle fois d’une tentative d’intimidation des chercheurs pour mettre l’Histoire au service d’ambitions politiciennes.

Solidaires de Jean-Pierre Chrétien et Jean-François Dupaquier, nous nous indignons que les controverses sur le génocide des Tutsi et le massacre des Hutu démocrates en 1994 au Rwanda soient considérées comme relevant du tribunal correctionnel. Non, l’Histoire ne se fait pas dans les prétoires !

PETITION DIFFUSEE PAR :

Les membres du Centre d’études des mondes africains (CEMAf, UMR 8171 du CNRS)

L’association des chercheurs de Politique africaine



Pour vous joindre à cette pétition, veuillez envoyer votre accord, en mentionnant vos nom, prénom , fonctions et titres, à l’adresse suivante :

petition.jpc.jfd@gmail.com

Quelle place pour une mémoire et une histoire critique en France et en Allemagne? Tentative de comparaison des conditions d’énonciation par Sonia Combe.


Le texte qui suit est la version légèrement abrégée du texte publié en juillet 2011 sur le site de la revue Mouvements. Il s’agit de la communication qui m’avait été demandée et que j’ai présentée en juin 2010 à la XXVIe conférence de l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg[1]. Il s’adressait à un public d’enseignants et d’historiens allemands. Ce qui explique la présentation de problèmes plus connus d’un public français. Je l’ai cependant illustré d’exemples dont certains, moins connus, permettaient la comparaison. Il ne s’agit donc pas d’une réflexion achevée sur des problèmes aussi importants que ceux soulevés, mais, plutôt, d’une invitation à la discussion.


Pour établir une comparaison entre les possibilités d’expression d’une histoire critique en France et en Allemagne, un jugement lapidaire publié dans le Monde sur les travaux du linguiste américain, Noam Chomsky, au moment même où je préparais ma communication, me servira d’introduction. Il y était dit que, contrairement à ce qui se passait à Milan, Berlin et dans les campus américains, comme on avait l’honnêteté de préciser, les intellectuels français montraient peu d’intérêt pour « la logique de l’argumentation » du linguiste américain : « La France résiste à Chomsky. Le pays de Descartes ignore largement ce rationaliste, la patrie de Descartes se dérobe à ce militant de l’émancipation », pouvait-on lire dans  Le Monde des livres du 4 juin 2010.

On est ici confronté à une manifestation symptomatique du provincialisme français, de ce provincialisme qui s’autorise, seul contre tous, à discréditer une pensée scientifique largement reconnue en dehors de l’hexagone et qui le fait sans le moindre complexe, avec l’assurance tranquille de l’ignorant. La France et ses intellectuels seraient les seuls juges en la matière. Force est cependant d’admettre que si Noam Chomsky fait beaucoup de bruit par ses prises de position politiques et aime peut-être en faire, c’est grâce à ses découvertes en linguistique qu’il passera à la postérité. On est tout à fait en droit de critiquer les unes et les autres, mais on ne peut contester les secondes qu’à la condition d’avancer des arguments qui ne renverraient pas à une hypothétique essence des philosophes du pays de Descartes. Cette prétention nous permet d’établir d’emblée une comparaison : tandis que le provincialisme tisse bien souvent en France la toile de fond du contexte d’élaboration de toute pensée, il ménage à l’inverse davantage l’Allemagne (et les pays qui n’ont pas donné naissance à Descartes). Qui dit « provincialisme »  dit ignorance de ce qui est étranger et recherche d’homogénéité. Le provincialisme, ce n’est pas tant se sentir supérieur au reste du monde, c’est l’ignorer, c’est le tenir le reste du monde pour négligeable. Il convient maintenant d’en dégager les raisons.