Le Manifeste du CVUH

mercredi 27 janvier 2010

Assemblée générale du CVUH


L’assemblée générale aura lieu le samedi 30 janvier à l’EHESS, 105 boulevard Raspail de 10H 00 à 13h00 en salle 7.
Elle se déroulera selon l’ordre du jour suivant :
1) L’association CVUH
a. un bilan de l’année 2009
- Bilan moral
- Bilan financier
- Bilan des nouvelles inscriptions et nombre d’adhérents ;
b. le renouvellement des membres du bureau et du CA
- Renouvellement des membres du bureau ;
- Renouvellement des membres du CA ;
Ceux et celles qui souhaitent se porter candidats à une fonction dans l’association sont invitées à le faire savoir au bureau du CVUH.
c. Le fonctionnement de l’association
- les réunions mensuelles
- les prises de décision collectives
2) Fonctionnement de la liste de diffusion :
- Rappel de l’objet de la liste de diffusion
- Modalités d’inscription
3) Fonctionnement du site CVUH
- Bilan annuel de fréquentation
- Politique éditoriale et réaménagement du site
4) Bilan des actions de l’année 2009
- Interventions et débats publics/ conférences er accompagnement de projets associatifs ;
- Publications, collection Passé/Présent (Agone) ;
5) Projets pour l’année 2010
- Collection Passé –Présent et partenariat avec Agone(contrats ; publications à paraître ; projets de livres, etc....)
- Organisation de l’université populaire d’été
- Divers

lundi 25 janvier 2010

Soutenir la reconstruction du système éducatif et de recherche d’Haïti ciresc@ehess.fr


Toutes nos pensées sont tournées en ce moment vers Haïti, pays où nous avons des racines, des amis, société avec laquelle nous travaillons - à travers des programmes de recherche menés avec des enseignants et des chercheurs haïtiens ou des enseignements que nous y faisons, ou encore des étudiants que nous formons -, pays aussi que nous étudions pour sa contribution à l’histoire de l’Humanité et à celle de la Liberté. Nous présentons nos sincères condoléances à chaque Haïtien et nous voudrions, plus particulièrement, les adresser à nos collègues des écoles et des universités ruinées par le tremblement de terre.
L’ampleur du désastre est choquante mais au-delà des urgences vitales, il faut déjà penser à l’avenir et soutenir la reconstruction d’un système éducatif et de recherche, gage d’un avenir meilleur... s’il est bien organisé. Le « séisme de décrochement » qu’a connu Haïti devrait inviter à prendre cette rupture dramatique et fatale à trop d’Haïtiens comme le signal des changements nécessaires à opérer vis-à-vis de ce pays, notamment en termes de représentations d’Haïti et de conception de la solidarité internationale, les deux étant liés. Nulle « fatalité », ni « malédiction » dans la destruction de la majeure partie des structures éducatives mais plutôt effet de l’exode rural et installation dans des zones d’habitat précaires. Nulle « agitation », ni « désordre » mais dignité et résilience dans les descriptions de l’écroulement des bâtiments de l’Ecole Normale Supérieure et dans les demandes de reprise des cours que font parvenir nos correspondants haïtiens grâce à l’incroyable mobilisation des réseaux de recherche internationaux à travers l’Internet. Les clés d’Haïti ne sont pas remises aux étrangers comme le précise le Président d’Haïti, René Préval, même si la solidarité est demandée à la communauté internationale.
Gérard Barthélémy, anthropologue récemment disparu, n’a eu de cesse de rappeler que le mal développement en Haïti était inversement proportionnel à l’aide internationale apportée au pays, il faut sans doute s’en souvenir aujourd’hui en ce qui concerne la formation. Il faut éviter que le réseau éducatif soit reconstruit sur des initiatives dispersées, lancées par des nations, des organismes, ou des individus. Sous l’égide des responsables haïtiens, un schéma global intégrant aussi bien les formations primaires, l’enseignement technique (agriculture, artisanat) que le supérieur et aussi la formation d’enseignants doit être établi. C’est la raison pour laquelle, dans la perspective de la prochaine conférence de Montréal du 25 janvier prochain, nous demandons à chacun de nos gouvernements, et ici au gouvernement français, d’en appeler à l’organisation d’un plan international qui mettrait en synergie toutes les compétences qui peuvent concourir à la remise en route du réseau éducatif et de recherche en Haïti, fondement de la vitalité culturelle et intellectuelle de ce pays et garantie de sa survie.
Sans attendre cependant ces décisions futures, il est indispensable de soutenir les chercheurs et étudiants haïtiens au niveau des pays et universités qui les accueillent actuellement. Pour la France, nous demandons au Ministre de l’Education Nationale, à la Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ainsi qu’aux Présidents des instituts de recherche et d’enseignement supérieur le financement de « chaires Haïti » qui permettraient de recevoir des chercheurs et des enseignants, la création de bourses destinées aux étudiants haïtiens, la mise en place de missions d’enseignement et de formation en Haïti selon les besoins exprimés par nos interlocuteurs. Nous demandons au Ministre de l’Intérieur, l’attribution plus souple de visas pour les étudiants qui veulent venir étudier en France. Il en va de notre honneur d’enseignants, de chercheurs et de citoyens dans la communauté internationale.
Premières signatures :
Jean Luc Angrand, historien, Prix de l’Académie des Sciences d’Outre-mer, France.
Cédric Audebert, Chargé de recherches au CNRS, Migrinter, Université de Poitiers, Centre International de Recherches sur les Esclavages.
Hilaire Bakala, Maître de conférences en physiologie, Université de Paris 7
Charles Becker, chercheur CNRS retraité, membre du Centre d’études africaines
Carmen Bernand, historienne, Professeur émérite de l’Université de Paris X-Nanterre
Maryse Condé, écrivain, Professeur émérite de Columbia University
Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne, Professeure émérite de l’Université Denis Diderot
Myriam Cottias, Directrice de recherche au CNRS, Centre International de Recherches sur les Esclavages, EURESCL (7e PCRD), CRPLC, Université des Antilles et de la Guyane.
Marie Cuillerai, Maître de Conférence, Département de Philosophie- LLCP Université Paris 8
Jacky Dahomay, professeur de philosophie à la Guadeloupe.
António de Almeida Mendes, Maître de Conférences, Université de Nantes, Centre International de Recherches sur les Esclavages
Laurence De Cock, enseignante, Lycée Nanterre
Chouki El Hamel, Associate Professor of History and African and African-American Studies, Arizona State University
Marie-Albane de Suremain, Maître de Conférences en Histoire, Université Paris Est Créteil, Centre international de Recherche sur les Esclavages, SEDET Université Denis Diderot
Yveline Dévérin, Maître de Conférences, Géographie, Université de Toulouse-le-Mirail
Michel De Waele, Directeur du département d’histoire, Université de Laval, Canada
Marcel Dorigny, Historien, Université de Paris 8
Liviu Dospinescu, Professeur adjoint, Département des littératures, Université de Laval
Stéphane Douailler, professeur de philosophie, Université de Paris 8
Daniel Friedmann, chercheur CNRS, équipe Edgar Morin du IIAC, EHESS
Ratiba Hadj-Moussa, Sociology, York University, Toronto, Canada
Sindani Kiangu, Historien, Université de Kinshasa, R.D.C.
Bogumil Jewsiewicki, Professeur émérite, Université de Laval.
Maud Laëthier, anthropologue, URMIS-IRD, Paris
Paul Lovejoy, Distinguished Research Professor, Canada Research Chair in African Diaspora History, The Harriet Tubman Institute, Member, International Scientific Committee, UNESCO Slave Route Project, York University, Canada
Eric Mesnard, professeur d’histoire et de géographie, Paris 12-IUFM
Stéphanie Mulot, Maîtresse de conférences, Université Toulouse 2 Le Mirail, LISST.
Gérard Noiriel, historien, Directeur d’Etudes à l’EHESS
Bruno Ollivier, Professeur de Sciences de l’information et de la communication, Université des Antilles et de la Guyane
Clotilde Policar, professeur des universités, ENS-Paris
Alain Policar, professeur agrégé, faculté de droit et des sciences économiques de Limoges, chercheur associé au Cevipof (IEP de Paris)
Dominique Rogers , Maître de Conférences, Université des Antilles et de la Guyane, Centre International de Recherches sur les Esclavages, laboratoire AIHP-GEODE, CRPLC.
Francine Saillant, Directrice du CÉLAT, Université Laval, Québec.
Ibrahima Seck, historien, The West African Research Center, Dakar, Sénégal
Blaise Tchikaya, droit public, Maître de conférences, Université des Antilles et de la Guyane, Membre de la Commission de droit international de l’Union Africaine
Jean-Marie Théodat, Maître de Conférences Université Panthéon-Sorbonne, laboratoire PRODIG.
Patrice Vermeren, professeur de philosophie, Université Paris 8

Contact : ciresc@ehess.fr

Cette lettre a été traduite en anglais, créole, espagnol et portugais, modifiée selon les demandes spécifiques adressées aux différents gouvernements des chercheurs signataires de ce texte.

Le texte peut être signé au lien suivant :
http://www.petitiononline.com/EduHa...

mardi 19 janvier 2010

À propos de la réception de L’ Armée de l’empereur L’historien et les japonologues. par Emmanuel Lozerand (Cej – Inalco)


Il paraît régulièrement en France de mauvais livres sur le Japon. Cette situation s’explique sans doute par la conjonction d’au moins trois facteurs : la méconnaissance généralisée de l’histoire japonaise, y compris dans les cercles les plus cultivés, voire savants, de l’hexagone, pour qui le monde non occidental constitue trop souvent un angle mort ; le faible nombre de chercheurs et d’universitaires compétents (l’histoire des études japonaises en France n’est pas très longue) ; une fascination ou parfois une répulsion marquées pour la culture de l’archipel, qui induisent une forte demande de la part d’un public curieux, qu’éditeurs et medias s’emploient à satisfaire à bon compte en recourant à de pseudo experts.

Comme les chercheurs ne peuvent passer leur temps à traquer les discours insatisfaisants, ils les accueillent généralement par le silence. Parfois cependant certaines bornes sont franchies. Récemment un ouvrage critiquable à de nombreux points de vue a ainsi reçu un accueil favorable non seulement de la presse, mais aussi d’une partie notable de la communauté savante. L’Armée de l’empereur (1) de Jean-Louis Margolin a ainsi bénéficié de plusieurs recensions critiques élogieuses et a été couronné par le prix Augustin Thierry 2007.

Certains acteurs de la recherche japonologique (2) ont cru devoir réagir, de façon exceptionnelle, pour alerter leurs collègues historiens et tenter de leur faire comprendre à quel point pouvaient être bafouées certaines normes de sérieux intellectuel dès lors qu’on traitait d’un pays « éloigné » comme le Japon. La revue Cipango. Cahiers d’études japonaises, publiée depuis 1992 par le Centre d’études japonaises de l’Institut national des langues et civilisation orientales – les Langues O’ –, a ainsi fait paraître en guise d’éditorial à son numéro 15 de 2008 une longue recension critique de l’ouvrage en question. L’auteur de celle-ci, Arnaud Nanta, est un des plus brillants historiens de la jeune génération (3). Jean-Louis Margolin a évidemment répliqué avec vigueur (4). Il a aussitôt bénéficié d’un relais médiatique de poids : Pierre Assouline, dans la revue L’Histoire (« À couteaux tirés », n° 346 - 10/2009), ainsi que sur son blog La République des livres (« Rififi chez les japonologues », 17 octobre 2009), est venu défendre le gentil « historien » attaqué par un groupe de méchants « japonologues » rassemblés autour d’une obscure « revue savante ».

Après avoir un instant tenu la balance de l’objectivité : « Aurait-il appuyé là où ça fait mal ou a-t-il mal jugé la complexité d’un pays dont il n’est pas spécialiste ? », le chroniqueur penche nettement en faveur de Jean-Louis Margolin et relaie abondamment l’argument ultime de celui-ci : si les « japonologues » se sont mobilisés de manière aussi active, c’est tout simplement parce qu’« ils n’auraient pas supporté que Jean-Louis Margolin fasse du Japon en guerre un cas à part dans le registre des atrocités de masse », parce que, semblables aux communistes face aux crimes du communisme, ils « ne supporteraient pas une dénonciation globale du système lui-même ». Comme l’écrit encore Édouard Husson, un autre défenseur de Jean-Louis Margolin, si Nanta a critiqué sévèrement L’Armée de l’empereur, ce serait tout simplement parce que « la question de [l’]enracinement [des crimes du Japon impérial] dans la société de l’époque lui paraît insupportable » (5).

L’idée qu’il puisse exister en France des gens un tant soit peu compétents, qui consacrent leur énergie à étudier patiemment l’histoire et la civilisation du Japon du point de vue de disciplines variées, mais en partant d’une documentation de première main et en essayant de tenir compte des travaux de leurs collègues japonais, ne semble donc pas acquise. Est-il vraiment si difficile d’imaginer que ces « japonologues » puissent prendre la parole avec quelque raison pour critiquer un ouvrage médiocre ? Pourquoi faut-il les discréditer a priori, au lieu d’examiner leurs arguments, selon une méthode grossière qui rappelle des mœurs politiques que l’on aurait pu croire révolues ? De manière paradoxale, leur compétence dans un domaine particulier, au lieu de leur conférer quelque légitimité, devient suspecte et se transforme étrangement en un argument à charge, en un indice d’aveuglement idéologique. Dans ces conditions pourquoi ne pas clouer carrément au pilori Nanta et la clique japonologique, ces agents de Tôkyô ?

Le procès d’intention mené par Jean-Louis Margolin, Pierre Assouline et Edouard Husson est tout simplement grotesque quand on connaît un tant soit peu l’ensemble de la production japonologique française, à commencer par les travaux d’Arnaud Nanta lui-même qui écrit depuis 2001 sur l’actualité du révisionnisme historique au Japon (6), ou encore ceux du secrétaire de rédaction de la revueCipango, Michael Lucken, qui a écrit deux livres importants sur la période de la guerre : Grenades et amertume. Les Peintres japonais à l’épreuve de la guerre (Les Belles Lettres, 2005) et 1945 - Hiroshima : Les images sources (Hermann, 2008) (7).

La réalité que cherche à masquer cette charge médiatique tonitruante est pourtant on ne peut plus triviale. Jean-Louis Margolin, bien que « spécialiste » autoproclamé (4e de couverture) « de l’Asie au XXe siècle » – rien de moins ! – ne connaît pas, ne peut pas connaître, sérieusement l’histoire du Japon puisqu’il n’a accès ni aux sources, ni à l’historiographie disponibles, à l’exception de la part infime et tronquée de ce qui est publié et traduit en anglais. Car il ne sert à rien de détourner l’attention en soulignant à grands cris que « c’est en langue anglaise qu’on publie le plus à Singapour, aux Philippines et à Hong-Kong » (8) : ce n’est absolument pas vrai pour Tôkyô, Séoul et Pékin !

Autrement dit, si Jean-Louis Margolin a sans aucun doute les moyens de vulgariser les travaux anglophones qui ont décrit depuis les années 1980 les violences et les crimes de l’armée japonaise en Asie, il n’a en revanche aucune possibilité de comprendre en profondeur les processus qui ont conduit l’armée, et la société, japonaises à ces atrocités. Son ouvrage ne comporte ainsi aucune analyse digne de ce nom de l’histoire politique du Japon depuis la Restauration de Meiji, pas plus que des évolutions de la société japonaise elle-même ou des combats idéologiques qui la traversent. Plus grave encore, il n’explique pas ce qu’a été le positionnement du Japon dans l’affrontement des impérialismes, ni non plus – malgré le titre de son ouvrage ! – ce qu’est réellement cette « armée impériale » (9), d’où elle vient, comment elle fonctionne, quel est son rapport au politique, dans quelles conditions elle s’est livrée à ces actes barbares que nul ne songe aujourd’hui à nier, à part les négationistes de l’extrême-droite japonaise.

Si Jean-Louis Margolin n’hésite pas à couvrir de louanges une historiographie japonaise qu’il ne connaît pas, c’est pour mieux la faire passer à la trappe : « Il est impossible de rendre justice en peu de lignes au foisonnement historiographique japonais sur les années terribles » (L’Armée de l’empereur, p. 18). Et pour cause ! Des historiens aussi importants qu’Awaya Kentarô, Fujiwara Akira, Kasahara Tokushi, Mishima Ken.ichi, Yamada Akira, Yoshida Yutaka par exemple ne sont pas évoqués une seule fois, car, contrairement à ce qu’affirme l’auteur, il est absolument inexact que « beaucoup des œuvres les plus importantes » soient « accessibles » (p. 23) en traduction. Jean-Louis Margolin ne semble pas avoir conscience une seule seconde des déformations majeures et innombrables qu’implique un processus de traduction. L’une d’elles, essentielle, c’est qu’une importance disproportionnée se trouve accordée à des travaux provocateurs et marginaux, et en particulier aux thèses révisionnistes, ce qui explique sans doute pourquoi l’écho de celles-ci est si marqué dans L’Armée de l’empereur, en dépit des bonnes intentions de l’auteur, semble-t-il, et comme malgré lui.

Selon l’étonnante logique d’un « qui ne peut pas le moins peut quand même le plus », Jean-Louis Margolin affirme avec un aplomb imperturbable, en jouant sur les mots : « La documentation d’origine japonaise est cependant loin d’être la seule utilisée ici. […] Il était indispensable de recourir à l’ensemble des sources accessibles » (p. 21), avant d’asséner sans vergogne qu’en Asie « les grands colloques se déroulent pour la plupart exclusivement dans cette langue [l’anglais] » (p. 23), ce qui est une contre-vérité ébouriffante, sauf à croire que l’Asie se limite à Singapour, aux Philippines et à Hong-Kong…

Comme la diversité des langues parlées en Asie constitue décidément un problème irritant, Jean-Louis Margolin n’hésite pas à pousser le bouchon encore plus loin encore pour tenter de s’en débarrasser :
« Il est néanmoins évident que des investigations dans les langues vernaculaires permettraient un tableau plus complet que celui présenté ici. On ne se dissimulera cependant pas la difficulté : se contenter de la bibliographie en japonais ou en chinois amènerait d’autres biais. Il faudrait maîtriser au bas mot une demi-douzaine de langues asiatiques, toutes très différentes les unes des autres, pour escompter y échapper. » (p. 23)

La logique du raisonnement est édifiante : mieux vaudrait en fin de compte ne connaître aucune langue asiatique plutôt qu’une seule, ou deux, ou trois, afin de préserver la sainte ignorance qui permet d’échapper aux préjugés. On retrouve donc l’accusation de fond faite aux « japonologues » : loin d’être un avantage, leur compétence induirait en réalité des partis-pris fâcheux.

N’en déplaise pourtant à Jean-Louis Margolin et à ses soutiens, il importe de réaffirmer quelques principes essentiels : quel que soit le pays concerné (10), il est impossible de faire de la bonne histoire sans avoir lu les travaux écrits par ses confrères les plus compétents dans le domaine, sans s’être frotté directement à des documents de première main auxquels on s’est donné les moyens d’avoir accès, sans être capable d’établir et de démêler des chaînes causales complexes. C’est en tout cas ce que nous essayons d’apprendre à nos étudiants.


Pendant de longues années une sorte de partage du travail s’était installé entre une poignée d’orientalistes érudits enfermés dans leurs bibliothèques et des plumitifs prolixes toujours prêts à ressasser les mêmes poncifs sur « le Japonais » (p. 61) conformiste, efficace et cruel. Peut-être serait-il temps de tourner la page ?


Emmanuel Lozerand (Cej – Inalco)



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Notes :


(1) Jean-Louis Margolin, L’Armée de l’empereur. Violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945, Armand Colin, 2007 (réédition sous le titre Violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945, Pluriel, Hachette, 2009, avec une « Postface inédite »).
(2) Ils ne sont pas les seuls : le sinologue Christian Henriot a publié un compte-rendu au vitriol de l’ouvrage dans l’European Journal of East Asian Studies (no 7-1, 2008, p. 161-165).
(3) Voir sa page personnelle : http://crj.ehess.fr/document.php?id=315.
(4) Sa réponse paraîtra dans le numéro 16 de Cipango. On en trouvera les éléments principaux dans sa « Postface inédite », Violences et crimes du Japon en guerre 1937-1945op. cit.
(5) Voir « Une nouvelle “querelle des historiens” », publié le 7 octobre 2009 sur le blog d’Edouard Husson : http://www.edouardhusson.com/.
(6) Voir sa synthèse la plus récente : « Le Japon face à son passé colonial », dans Olivier Dard et Daniel Lefeuvre (ss la dir. de), L’Europe face à son passé colonial, Riveneuve éditions, 2008, p. 129-146.
(7) Voir aussi, dans Cipango (n° 9, 2000, p. 263-296), le papier de Franck Michelin, « Les Coréens enrôlés dans l’armée et les procès de l’après-guerre ».
(8) « Postface inédite », op. cit., p. 466.
(9) Pour qui aurait envie de mieux connaître cette « armée de l’empereur », mais aussi de mesurer quel genre de documentation un historien sérieux peut mobiliser sur ce sujet, on recommandera la lecture du tout récent Japan’s Imperial Army. Its Rise and Fall. 1853-1945, d’Edward J. Drea, University Press of Kansas, 2009.
(10) Édouard Husson, qui loue le « sérieux de l’ouvrage » de Jean-Louis Margolin, est réputé « excellent connaisseur des archives allemandes et des travaux les plus récents » : pourrait-il un instant songer à louer le « sérieux » d’un livre écrit sur son domaine, l’Allemagne nazie, par un chercheur qui ne lirait pas la langue de Goethe et ignorerait superbement les travaux de quelques-uns des meilleurs spécialistes de la question ?

lundi 18 janvier 2010

De la nécessité des controverses scientifiques et de leurs échos publics par Laurence De Cock



[Ce texte introduit le texte de Emmanuel Lozerand, l'historien et les japonologues. A propos de la réception de l'Armée de l'empereur. 







Le 17 octobre dernier, sur le blog très consulté de Pierre Assouline est paru un billet ironiquement titré « Du rififi chez les japonologues » à propos des débats entre historiens en général, et plus particulièrement, de la controverse provoquée par l’ouvrage de Jean-Louis Margolin, L’armée de l’empereur qui porte sur les violences de guerre des Japonais entre 1937 et 1945. Evoquant successivement la plainte d’une association mémorielle contre Olivier Pétré Grenouilleau, la levée de boucliers de nombreux médiévistes face au dernier livre de Sylvain Gougenheim (1), la controverse autour des recherches sur la « Shoah par balles » du père Desbois, puis la mobilisation de soutien à Vincent Geisser mis en accusation par le CNRS pour diffamation, Pierre Assouline pointe du doigt les récents débats dans le champs historique, sous-entendant au passage leur désuétude et leur inutile violence. Ce billet a d’ailleurs donné lieu à des réactions de lecteurs, flopée de sarcasmes en tout genre et dérives quasi délirantes, notamment sur la soi-disant propension des historiens à provoquer débats stériles et procès d’intention. Au milieu de cet unanime soulèvement en soutien à Margolin, ce dernier intervient personnellement livrant sa version de la question : « L’ Affaire Gouguenheim : je ne l’ai pas suivie de près, la seule similitude évidente avec mon cas est une forme de réaction corporative des hyper-spécialistes face à un “intrus”, même relatif (je travaille sur l’histoire contemporaine de l’Asie orientale depuis 30 ans…). Sur le fond, je ne vois pas bien le rapport entre son cas et le mien. », tandis qu’un internaute lui répond poliment : « Je suis d’accord là-dessus, il s’agissait plus de forme et de la façon dont semblent désormais impossibles certaines discussions historiques ».

Cette longue complainte contre l’opportunité du débat dans le champ scientifique interpelle directement les fondements, les raisons d’agir et les modalités d’action du CVUH. Car si l’histoire n’appartient pas aux historiens, ce que nous avons toujours soutenu, l’historien professionnel n’en détient pas moins des compétences spécifiques qui lui permettent de construire des outils de réflexion dont l’objectif est d’être mis en partage. C’est ainsi qu’il nourrit la démocratie et qu’il assume sa fonction sociale et politique. La question de la transmission des savoirs historiques est donc au cœur de nos préoccupations et de nos pratiques. A ce titre, les modalités de réception de nos débats ne peuvent que nous interroger, surtout lorsque ces derniers sont renvoyés à leur inutilité.

Retour sur la controverse en question : dans son éditorial à la revue Cipango (n° 15, 2008), Arnaud Nanta entreprend une critique serrée des thèses de Margolin en arguant des faiblesses méthodologiques de l’ouvrage et des interprétations plus que contestables confinant parfois au révisionnisme (2). On peut certes débattre là encore de certains points de cette réponse argumentée : légitimation du concept de « brutalisation » (Georges Mossé) aujourd’hui remis en cause par certains historiens de la première guerre ; interprétation un peu réductrice de l’historiographie française dominante sur le fait colonial, ou encore définition contestable du fascisme ; mais il est difficile de balayer d’un revers de la main, comme le fait Assouline, le sérieux et la portée politique de la critique.

Encore faut-il admettre la critique comme un mal nécessaire. Et c’est à cet endroit que réside l’effet principal du billet assoulinien que le conflit insupporte - « Pourquoi tant de haines ? » écrit-il - et qui préfère vanter les mérites du consensus mou et des mondanités aseptisées. Difficile alors de ne pas s’interroger sur les effets de captation du débat scientifique par les medias. Sous couvert d’érudition, le langage médiatique, par ses raccourcis et simplifications systématiques, peut se faire complice du discrédit de ceux qui travaillent à l’élaboration d’outils critiques. La temporalité du chercheur n’est pas de la même nature que celle du journaliste, et on ne peut que regretter le recouvrement de l’une par l’autre lorsqu’il sert une cause proprement réactionnaire en lieu et place d’une complémentarité qui pourrait s’avérer utile.

Les réactions de lecteurs auraient pu venir compenser cet effet d’imposition. Il n’en est rien, et cela doit nous interpeller sur l’efficacité des discours promoteurs d’une pensée molle de ce type. Nous avons sans doute encore un long et sans doute laborieux travail de terrain à mener pour convaincre de l’utilité sociale et politique des querelles ou conflits scientifiques. On peut certes se féliciter que l’histoire soit en France l’objet d’un vif intérêt public - ce qui donne de l’écho à nos travaux ; mais peut-être qu’une part trop importante de ceux qui "consomment" de l’histoire ou qui la pratiquent en "amateurs" attendent avant tout des chercheurs qu’ils leur donnent la version lisse d’une histoire descendue de la chaire où la controverse met profondément mal à l’aise. Il nous faut continuer à inventer lieux et formes d’expression rompant avec l’image des chercheurs enfermés dans la chaleur de leur tour d’ivoire et préoccupés par la seule portée académique de leurs travaux. Il nous faut continuer à plaider l’utilité sociale des controverses scientifiques seules habilitées à fabriquer des outils critiques dont puissent s’emparer les citoyens ; raison pour laquelle nous publions ci-dessous un article d’Emmanuel Lozerand « L’historien et les japanologues » qui revient sur la réception de l’armée de l’empereur.


Laurence De Cock


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Notes :

(1) Sur cette question, lire l’article de Blaise Dufal : http://cvuh.free.fr/spip.php?article180
(2) Voir l’article d’Arnaud Nanta « Le succès de l’armée de l’empereur, un symptôme » au lien suivant : http://crj.ehess.fr/docannexe.php?id=574

lundi 11 janvier 2010

Russie : l’héritage controversé de Staline par Korine Amacher



(article paru dans Le Temps du 22 décembre 2009)


La question de l’héritage du stalinisme est plus que jamais à l’ordre du jour en Russie. Colloques scientifiques durant lesquels les historiens font le point des dernières recherches, conférences, émissions de radio, articles de journaux et débats se succèdent à un rythme soutenu. Il y a peu, c’est Moscow News, journal russe publié en anglais, qui a organisé un débat consacré à la question de « l’héritage de Staline ». Les invités ont été conviés à répondre à plusieurs questions, dont les suivantes : doit-on se souvenir de Staline pour ses répressions ou pour la victoire lors de la Deuxième guerre mondiale ? Les crimes de Staline doivent-ils être reconnus ? Une réhabilitation de Staline est-elle en cours aujourd’hui en Russie ?

La table ronde était composée de « défenseurs » et de « détracteurs » de Staline (1). Ceux qui évoquent la « modernisation » économique du pays qui eut lieu à l’époque stalinienne, et ceux qui refusent le prix humain payé pour l’industrialisation forcenée du pays. Ceux qui voient en Staline un des plus grands chefs d’État du XXe siècle, qui estiment que cinquante ans ne sont pas suffisants pour porter un jugement « objectif » et « dépassionné » sur son œuvre, et ceux pour qui Staline est un criminel qui a mené à la mort des millions de citoyens soviétiques, et qui considèrent qu’il n’est jamais trop tôt pour juger un criminel. Ceux qui prétendent que la « grande Victoire » est le fruit de l’efficacité de Staline, et ceux qui estiment que la guerre fut gagnée non pas « grâce » mais « malgré » Staline, malgré ses erreurs durant la guerre, au prix de sacrifices terribles réalisés par le peuple soviétique, lequel n’a obtenu pour récompense que de nouvelles répressions dès la paix revenue. Ceux qui estiment que l’URSS a libéré les territoires de l’Europe occupés par les nazis, ceux qui parlent d’occupation. Mais si l’URSS n’avait pas vaincu le nazisme, rétorquent les uns, ses habitants auraient été transformés en « esclaves » des nazis. Certes, arguent les autres, mais les avoir libérés du nazisme ne justifie pas pour autant de leur avoir imposé, par la contrainte et la violence, un système politique dont ils ne voulaient pas.

La liste des exemples pourrait être enrichie. Cette table ronde, mais également les nombreux articles qui paraissent en Russie (2) montrent à quel point les esprits sont toujours fondamentalement divisés. Il n’y a actuellement aucun consensus national autour de la figure de Staline. Et à la différence de la période de la « déstalinisation » de Khrouchtchev, contrôlée par l’État soviétique, seul habilité à décider jusqu’où pouvait aller la critique, aujourd’hui, lors de tables rondes, durant les colloques ou dans la rue, chacun est libre d’évoquer Staline en bien ou en mal. Que ce soit à la télévision ou dans les librairies, des ouvrages de Varlam Chalamov ou d’Alexandre Soljenitsyne, des émissions, des documentaires, des séries sur les répressions staliniennes et le goulag côtoient les ouvrages et les émissions évoquant la « Grande Victoire », le rôle positif de Staline dans l’histoire du pays ou les réussites économiques de l’époque stalinienne.

En quelque sorte, Staline est omniprésent en Russie. Mais y a-t-il pour autant une réhabilitation officielle du « petit père des peuples », comme on le lit parfois tant dans la presse tant russe qu’occidentale ? Bien sûr, les faits sont insistants, et troublants : dans les sondages, Staline est constamment classé parmi les plus grands hommes de l’histoire russe. Dans certains manuels d’histoire publiés dès 2007 et faisant partie d’un important projet d’élaboration de nouveaux standards d’éducation au niveau fédéral, la politique stalinienne est présentée de façon à la justifier. En mai 2009, une « Commission de lutte contre les tentatives de falsification de l’histoire » a été créée sur décret présidentiel. Enfin, en août 2009, dans la station de métro Kourskaïa à Moscou une inscription en l’honneur de Staline a été restaurée. Et la phrase gravée dans la pierre, une des strophes de l’hymne soviétique, « Staline nous a élevés dans la foi en le peuple, il a inspiré notre travail et nos exploits », fait froid dans le dos lorsque l’on connaît les conditions de travail et le prix humain des « exploits » réalisés à l’époque soviétique. Tels sont quelques exemples récents, de l’avis de certains historiens et chercheurs, de la réévaluation positive du passé stalinien actuellement à l’œuvre en Russie. Et à ceux qui arguent que l’enseignant d’histoire est libre de choisir son manuel, qu’il ne s’agit donc pas de censure, que ces manuels ne représentent qu’une minorité parmi ceux disponibles actuellement sur le marché, d’autres répondent que les nouveaux manuels d’histoire sont tirés à plus de 100’000 exemplaires, les autres entre 10’000 et 15’000. Que les écoles en reçoivent en quantité plus que suffisante, parfois sans même qu’ils ne soient commandés par les enseignants, lesquels ont le choix entre plusieurs manuels proposés sur une liste à l’administration de l’école. Il est bien sûr possible d’acheter et d’utiliser d’autres manuels que ceux indiqués sur la liste. Toutefois, les écoles russes ne sont pas riches, et les enseignants, vu leur maigre salaire, encore moins (3) .

Et puis, il y a la position défendue par le président russe, Dmitri Medvedev. Le 30 octobre, le jour de la commémoration annuelle des prisonniers politiques, il l’a répété : les répressions de Staline constituent une des plus grandes tragédies de l’histoire russe, et aucune réalisation, aucun succès économique ou politique, aucun développement national ne sauraient être atteint au prix de sacrifices d’êtres humains. Rien ne peut justifier ces répresssions, et la Russie doit se souvenir de ses victimes. Beaucoup, en Russie, restent cependant sceptiques. Poutine, lui aussi, en 2007, s’était rendu à Boutovo, dans la banlieue de Moscou, lieu tristement célèbre des purges staliniennes de 1937, là où chaque année ont lieu les commémorations des victimes des répressions politiques. Cela ne l’a pas empêché de soutenir la publication des nouveaux manuels scolaires qui font couler tant d’encre en Russie depuis deux ans.

En fait, comme le font remarquer à juste titre de nombreux commentateurs politiques en Russie (4), il ne s’agit pas tant, aujourd’hui, de réhabiliter Staline que de renforcer l’idée d’un pouvoir fort, d’un État puissant capable de diriger le pays d’une main ferme et de le mener vers de nouvelles hauteurs économiques. Au demeurant, les tsars russes, en particulier les tsars autoritaires, font eux aussi un retour en force dans certains manuels scolaires et ouvrages historiques, où ils sont décrits comme de véritables héros. Ce n’est donc pas non plus Staline héritier de Lénine qui compte ; Staline aurait-il été un tsar que cela n’aurait pas empêché les auteurs des nouveaux manuels scolaires de justifier son œuvre, soit la transformation de l’URSS en une grande « puissance industrielle », par la « modernisation forcée » du pays.
Or, la question qui revient désormais constamment, qui est sur toutes les lèvres, c’est, justement, celle de la « modernisation » du pays. Et ce n’est donc pas un hasard si dans l’allocution de Dmitri Medvedev prononcée le 12 novembre, le thème de la « modernisation » économique et politique du pays a été central. Oui, mais comment moderniser le pays ? Et que signifie le « progrès » et la « modernisation » ? Enfin, faut-il moderniser en sacrifiant l’individu à l’État, en lui refusant toute initiative personnelle et liberté ? En lui demandant de travailler sous les ordres d’un pouvoir patriarcal, omnipotent et omniprésent ? Ou bien s’agit-il, comme l’a affirmé le président russe, de moderniser le pays dans le respect des principes démocratiques et en tenant compte du bien-être de l’individu, en octroyant une réelle marge de liberté créatrice aux citoyens russes, en leur accordant des droits, qui soient respectés, ainsi que des garanties d’indépendance ?


Telles sont les questions qui demandent une réponse urgente. Et la condamnation par Medvedev des répressions staliniennes d’un côté, la phrase à la mémoire de Staline gravée dans le marbre du métro Kourskaïa de l’autre, reflètent cette ambivalence de la Russie actuelle entre la voie démocratique et la voie autoritaire.


Korine Amacher,
historienne,
Fonds national suisse de la recherche nationale (FNS)
Université de Genève




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Notes :


(1) La table ronde était composée de Nikita Petrov, historien (Association Memorial), du père Guéorgui Mitrofanov, historien (auteur de La Tragédie de Russie - 2009), de Peter Taafe, secrétaire général du Socialist Party of England and Wales, ainsi que de Serguéï Tcherniakhovski, commentateur politique (Institut éco-politologique international) et de Egor Kholmogorov, commentateur politique orthodoxe et conservateur.
(2) Cf. par exemple, en français, Inna Doulkina, « Leur morale et la nôtre », Le Courrier de Russie, 12 mai 2009.
(3) Cf. notamment à ce propos l’article (en russe) de l’historien Alekseï Miller, « Russie : pouvoir et histoire », publié dans le récent numéro de la revue Pro et Contra (mai-août 2009) consacré aux « politiques de l’histoire ».
(4) Cf. par exemple Masha Lipman, « Russia’s search for an identity », The Washington post, 3 novembre 2009, ainsi que, d’une façon générale, les nombreux articles et émissions de radio consacrés à la question de l’héritage du stalinisme dans la Russie actuelle et publiés sur de nombreux sites internet russes, notamment www.polit.ruwww.novayagazeta.ruwww.newsru.comwww.svobodanews.ru,www.echo.msk.ru, etc.