Le Manifeste du CVUH

dimanche 6 décembre 2009

L’histoire-géographie au lycée : quelques principes de vigilance sur la réforme en cours par le CVUH


La réforme présentée par Luc Chatel est de bien mauvais augure pour l’enseignement de l’histoire-géographie au lycée. Et le problème ne se limite pas à la suppression de son enseignement obligatoire en Terminale scientifique, qui a jusqu’à présent concentré l’attention des premières critiques. L’enjeu est beaucoup plus lourd de sens pour l’avenir de nos disciplines.
Cette décision rompant avec une longue tradition nationale de l’enseignement de l’histoire et de la géographie pour tous les élèves du primaire jusqu’au lycée, y compris professionnel, nous est présentée comme une volonté de valoriser les autres filières, de mieux préparer les lycéens aux carrières scientifiques et, plus globalement, d’articuler davantage le secondaire au supérieur. Mais le ministère se livre à une communication mensongère. À première vue, qui pourrait sérieusement s’opposer à un objectif aussi urgent que louable ? C’était déjà la volonté des précédentes réformes. Elles ont toutes échoué car, comme dans cette dernière mouture, cette articulation n’est restée qu’un slogan. Par ailleurs, cette suppression semble ignorer totalement que nombre de bacheliers scientifiques s’orientent ensuite vers des études où l’histoire et la géographie sont loin d’être négligeables. On propose alors aux candidats à Sciences Po ou aux classes préparatoires littéraires ou commerciales un enseignement « optionnel » de l’histoire-géographie. Mais les autres ? Faudrait-il les priver de toute possibilité d’études de sciences humaines ou sociales à l’université ?

Cette réforme, mal ficelée et vendue par une opération de marketing politique, ne tient pas compte du réel. Il n’existe à ce jour aucune concertation entre les enseignements secondaire et supérieur sur une éventuelle continuité pédagogique, ni sur une mise en commun de méthodes ou d’outils de travail. Bien au contraire : en imposant à toutes les Terminales un programme allant de 1989 à nos jours (propositions ministérielles), on prononcerait tout simplement l’arrêt de mort de l’histoire-géographie, ainsi ravalée au mieux à l’étude du temps présent, au pire à un simple commentaire d’actualité. Ce projet masque à peine la volonté du gouvernement de transformer l’enseignement de l’histoire en didactique d’un passé le plus récent possible, afin d’ôter la distance nécessaire à toute réflexion sur l’organisation du savoir historique où temps et espace sont étroitement mêlés. D’où une hémorragie à craindre dans le supérieur en termes d’effectifs et de vocations !

La condensation des programmes sur deux ans, entre la seconde et la première, qui résultera nécessairement d’une telle disparition, appelle également à la vigilance. Quels moments historiques, quelles aires culturelles sortiront rescapés d’une telle compression ? Dans le contexte d’instrumentalisation politique du passé que l’on connaît actuellement, de quelles garanties dispose-t-on pour qu’une telle simplification ne vienne pas couronner les tentations de l’ethnocentrisme, du recours à l’émotion facile ou du devoir de mémoire téléguidé depuis le sommet de l’État ? Comment ne pas craindre que cette histoire, réduite à une peau de chagrin, ne fasse passer l’événementiel avant l’esprit critique ?

Le ministère se donne deux mois pour élaborer de nouveaux programmes. On imagine que leur confection, menée tambour battant pour des raisons politiques, ne s’embarrassera pas beaucoup de la consultation des enseignants. Plutôt que de mettre publiquement en scène la punition des fonctionnaires « désobéisseurs », plutôt que de traiter les enseignants en spectateurs d’injonctions non négociées, le ministère devrait les considérer pour ce qu’ils sont avant toute chose : des acteurs du système éducatif.

Privilégier les méthodes ? Mais la suppression des modules en classe de seconde contredit des décennies de modernisation et d’innovation pédagogiques. Elle rétablit une école d’un autre âge, celle du cours magistral, dans lequel le professeur, réinvesti d’une autorité patriarcale, délivre le savoir à des élèves collectivement infantilisés.
De cette réforme il y a donc peu de raison de se réjouir et au contraire beaucoup de s’inquiéter. Comme d’autres qui l’ont précédée, elle n’atteindra pas les objectifs qu’elle affiche car ces derniers ne sont qu’un écran de fumée. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que, derrière la façade des justifications pour la réussite, la véritable raison d’être de cet ensemble de mesures est d’ordre strictement budgétaire. C’est la même logique que celle qui préside à la réforme de l’université, à la destruction de la formation des enseignants et à son remplacement par des masters professionnalisants, dont les titulaires serviront de main d’œuvre mal payée pour combler les besoins provoqués par la suppression massive des postes d’enseignants du Secondaire.

Mais l’histoire et la géographie ne sont pas seulement les victimes collatérales de cette logique comptable et d’une vision très rétrograde du rôle de l’école. Au-delà, comme nos collègues de Sciences économiques et sociales, nous pensons que les réformes annoncées font fi du rôle des sciences humaines et sociales dans l’éducation de nos futures générations : sous le prétexte de professionnaliser l’enseignement, c’est l’apprentissage d’une citoyenneté critique et de la culture humaniste qui, une fois de plus, se voit sacrifié sur l’autel de l’utilité et de la rentabilité à courte vue.


Le CVUH (comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire)

jeudi 3 décembre 2009

« En revenir à « l’origine » de la citoyenneté » par Michèle Riot-Sarcey


« En revenir à « l’origine » de la citoyenneté » écrit Michèle Riot-Sarcey… Voilà bien la seule quête des origines que nous estimons politiquement nécessaire, et surtout urgente. Les usages de l’histoire ne doivent pas servir à dessiner les contours d’une « identité nationale » figée dans le marbre blanc. Car s’appesantir sur son appartenance accule à la passivité politique et détourne de l’action. Au contraire, un regard sur le passé révolutionnaire et républicain, permettant d’en retrouver les enjeux véritables pour le présent, aidera à retrouver les fondements d’une véritable citoyenneté critique, celle qui irrigue tout débat démocratique digne de ce nom, celle qui donne du sens au principe de l’engagement.
Comment qualifieriez-vous la conception de la Nation promue par Eric Besson et Nicolas Sarkozy ?
Depuis la Révolution Française, le concept de Nation n’a cessé de servir tous les pouvoirs. Ceux-ci s’y réfèrent dès qu’ils sont en difficulté. C’est un moyen relativement commode de créer une unité factice, en entraînant la population dans une unité abstraite regroupée autour d’une reconnaissance virtuelle et exclusive. De ce point de vue, le gouvernement actuel n’innove pas : dans une période de désenchantement, il cherche à masquer les inégalités criantes en faisant oublier son incapacité à affronter les dysfonctionnements du système. La discussion sur l’identité nationale ne fait illusion qu’auprès de ceux qui veulent croire à la facticité des choses.

Peut-on voir dans le repli sur l’identité nationale la conséquence d’un appauvrissement de l’idée de République ?
Je ne sais pas si l’on doit parler d’un appauvrissement de l’idée de République. Ce qui est certain, c’est que ce terme, comme celui de Nation, a été utilisé par tous les pouvoirs, dans les conditions les plus conflictuelles (Révolution française, 1848, etc...) et les plus dramatiques (la Terreur en 1793...). On connaît l’étymologie du terme - res publica (chose publique) - mais cette notion n’a de sens que si elle est fondée sur un contenu précis, une démocratie réelle dans laquelle le citoyen détient effectivement une « part de souverain ». Le véritable enjeu est là : quels sont aujourd’hui les dispositifs permettant à la population de contrôler l’usage de la souveraineté ponctuellement déléguée à telle ou telle fraction de la classe politique ? République et démocratie représentative se confondent à travers la délégation de pouvoir confisquée par des professionnels de la politique. Or, la population s’est fortement politisée ces dernières années, en usant des nouveaux moyens de communication et d’information à sa disposition. La frustration n’en est que plus grande. Les professionnels de la politique se réfugient dans l’invocation des traditions républicaines pour tenter de légitimer leur pouvoir. Mais c’est de la pratique républicaine qu’il faudrait parler, pour avoir une approche complète de ces traditions. En 1848, par exemple, certains aspiraient à la République démocratique et sociale. Cet espoir reposait sur l’expérience des associations ouvrières, qui cherchaient à concrétiser les mots de la devise républicaine : « liberté, égalité, fraternité ». C’est ce souffle qui doit être retrouvé aujourd’hui.

Les fondements de la citoyenneté ne sont-ils pas sapés par l’individualisme libéral dominant ?
Je ne pense pas que les individus soient complètement pris dans les rets du libéralisme. Le problème est davantage structurel : dans le contexte de la crise économique, qui a commencé par une crise financière, chaque individu se trouve confronté à des réalités qui le dépassent. Chacun, isolément, éprouve un sentiment d’impuissance, aggravé par la surdité du pouvoir actuel. Cette donnée cœxiste avec la forte politisation dont je viens de parler. Partout, dans des espaces les plus inattendus, la parole critique se développe, particulièrement dans les interstices d’un système pseudo démocratique. À chaque instant, en deçà des effets de modes, les individus se détournent du savoir convenu en cherchant tout bonnement à comprendre le monde dans lequel les pouvoirs cherchent à les enserrer. Mais ces espaces très singuliers, dans des enjeux locaux par exemple, échappent à la sagacité des autorités censées mesurer l’opinion publique. Ces dernières sont dans l’incapacité de saisir ce que souhaite la population dans son ensemble. Du coup, le pouvoir mobilise « l’opinion publique républicaine ». Concrètement, comme le disait Rancière, on fait parler les gens en les faisant taire.

Comment s’opposer à cette tendance ?

Il faut d’abord revenir à “l’origine” de la citoyenneté. La citoyenneté, perçue comme la capacité dont dispose chacun de maîtriser sa vie — à commencer par les dimensions les plus ordinaires du quotidien (travail, logement, éducation...) — a perdu son sens. Cette conception élémentaire a été oubliée. C’est pourquoi il est plus que nécessaire d’en rappeler les usages d’hier. De même, faut-il préciser la signification de la démocratie. Loin d’être réduite à la représentation politique, la démocratie s’exprime par le débat, voire le conflit, l’échange des point de vues. L’élection n’intervenant qu’à l’issue de ces échanges. C’est dire combien la démocratie ne peut se laisser enfermer dans un cadre institutionnel. En 1848, les ouvriers se constituaient en association sur les lieux de travail, pour tenter d’organiser autrement les entreprises. De ces lieux ils entendaient développer le “gouvernement des travailleurs”, en l’absence de représentants ouvriers dans les assemblées “représentatives”. La situation actuelle est identique. Le contenu social, voire socialiste, de la république a été oublié à force d’être refoulé hors des frontières de la politique.
Aujourd’hui, en pleine crise du système capitaliste, la mémoire de cette histoire doit être ravivée par la ré-appropriation de la citoyenneté concrète. Nécessité d’autant plus grande que le pouvoir souverain n’a de sens que si chacun est en capacité de l’exercer.


Entretien réalisé par Laurent Etre, paru dans L’Humanité du 19 novembre 2009.