dimanche 7 octobre 2007

Guy Môquet, et après ? Effacement de l’histoire et culte mémoriel



Le 22 octobre prochain, la lecture de la dernière lettre de Guy Môquet sera l’occasion de ce qui pourrait passer pour une cérémonie de plus, dans le Panthéon résistant. Il n’en est rien : c’est un véritable programme commémoratif que le Bulletin officiel de l’Education Nationale du 30 août organise dans les lycées. Promotion soudaine d’une figure patriotique, présentée comme exemplaire, place centrale accordée à l’Ecole pour la lecture d’une « lettre », dimension strictement nationale de la célébration : tout cela n’est pas sans susciter des interrogations sur les causes profondes de cette fabrique à « flux tendu » d’un héros pour la jeunesse.
La rapidité de la découverte puis de la promotion de Guy Môquet par le candidat Sarkozy devenu chef de l’Etat a de quoi surprendre. Jusqu’au printemps 2007, la principale figure célébrée par le leader de l’UMP était Georges Mandel, homme politique de droite assassiné par la Milice parce que juif, en riposte à l’exécution du collaborateur Philippe Henriot par la Résistance. Pourtant, dès le 15 mai, le premier geste du nouveau pouvoir consiste à réinventer la mémoire résistante : la dernière lettre de Guy Moquet, promue au rang d’Archive exemplaire, est surajoutée à la commémoration des Fusillés de la Cascade du Bois de Boulogne. Image de l’Emotion officielle, objet de la « première décision » présidentielle, elle devient une véritable affaire d’Etat : désormais, elle devra être lue solennellement dans chaque lycée à chaque rentrée scolaire. L’hommage posthume fait à Guy Môquet incarne l’« ouverture mémorielle » qui annonce l’ouverture politique.
Cet usage politique n’est pas anodin : il entraîne des effets pernicieux sur la connaissance du passé ainsi instrumentalisé : Guy Môquet semble se résumer à sa mort, aux adieux à sa famille et à ses amis qui ponctuent sa dernière lettre. La Résistance est réduite à la seule perspective du sacrifice. Ainsi la spécificité du combat de Guy Môquet est-elle éludée : le caractère communiste de son engagement, la singularité de son courage au moment où le Parti Communiste, interdit par la République dès 1939, ne résistait pas encore officiellement, sont escamotés. De même, son arrestation par la police française, l’intervention des autorités de Vichy qui désignent spécifiquement parmi les otages une liste de militants communistes à fusiller sont passées sous silence. Toutes les singularités et les complexités de la Résistance disparaissent derrière l’écran blanc d’une dernière lettre sortie de son contexte.
On pourrait supposer que les enseignants chargés de lire la lettre aient précisément pour tâche de restituer ce contexte et ces enjeux. Mais la façon dont la cérémonie est prévue par le texte et déjà organisée en plusieurs lieux montre qu’il n’en est rien : tout est fait pour que l’École fabrique un mythe patriote en lieu et place d’une interrogation critique, aussi chargée d’émotion puisse-t-elle être. C’est en effet une véritable cérémonie de monument aux morts qui est prévue dans un certain nombre d’établissements, inventée pour l’occasion. Le public scolaire dont on attend le « recueillement » y préfigure celui du 11 novembre, les Résistants occupent la place des Anciens Combattants et la lettre celle du monument funéraire. Entre usage rugbystique de la lettre et cérémonie scolaire, tout se passe comme s’il s’agissait de mettre en place des bataillons de la mémoire dont les enseignants seraient les nouveaux « hussards noirs », au service d’une mémoire aussi étroitement nationale -malgré les dénégations - que largement amnésique.
La place donnée à l’Ecole dans cette cérémonie et les formes suggérées pour son organisation indiquent une double visée : restauration de l’ordre social et restauration de l’unité nationale. L’ordre cérémoniel est la traduction sous forme rituelle de la Lettre aux éducateurs envoyée par le même donneur d’ordres ; restauration de la hiérarchie, des « valeurs » et du vouvoiement : Guy Môquet le militant est utilisé à contre-emploi. Le message présidentiel n’en a cure, il soumet l’histoire à son usage par ses directives très claires : « aimez la France car c’est votre pays et que vous n’en avez pas d’autre. » On ne peut mieux indiquer l’usage politique ainsi visé : l’union sacrale dont l’Ecole doit être la garante permet d’effacer toute « tache » mémorielle : de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation et l’extermination des Juifs à la non reconnaissance des massacres coloniaux, de la répression du 17 octobre 1961 à l’oubli des anciens combattants « ex colonisés », etc. On peut observer une singulière concomitance entre la monumentalisation de la figure de Guy Môquet dans une cérémonie scolaire et les remaniements des programmes d’histoire des filières techniques qui font disparaître comme thèmes d’enseignement aussi bien Vichy que les guerres d’Indochine et d’Algérie ; entre la réinvention d’une mémoire résistante purement nationale et unanime et les créations successives d’une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et d’un Institut d’études sur l’immigration et l’intégration, sur fond de projets de musées régionaux tendant à exalter l’œuvre coloniale de la France. On peut enfin trouver que la célébration de l’amour exclusif de la patrie devant un public de lycéens comprenant des élèves sans-papiers que le Gouvernement entreprend d’expulser confère à cette cérémonie un caractère objectivement cynique.
Le chef de l’Etat a annoncé publiquement vouloir la « fin de la repentance », ce qui signifie le refus de reconnaître désormais de façon officielle la responsabilité de la France sur la scène publique et la volonté explicite de mettre fin à tout débat à ce sujet. Célébrer la figure sacrificielle d’un Guy Môquet purement patriote, c’est recréer un culte unanimiste de la nation en lieu et place de toute interrogation critique sur la mémoire nationale, en escamotant les enjeux les plus actuels de la recherche et de l’enseignement de l’histoire. Chaque acteur de l’espace scolaire jugera de l’attitude qui lui paraît la plus juste, mais il ne nous apparaît pas possible, en tant qu’enseignants comme en tant que chercheurs, de cautionner d’une façon ou d’une autre une telle contrefaçon mémorielle.
le CVUH