Le Manifeste du CVUH

mardi 26 juin 2007

Sur la réponse de Daniel Lefeuvre par Catherine Coquery-Vidrovitch


Je ne voudrais pas prolonger indéfiniment notre discussion, et je remercie Daniel de sa réponse. Je félicite aussi les organisateurs de cette page d’_Etudes coloniales_ très complétée depuis ma dernière consultation, même si je continue à trouver un peu dommage que les commentaires d’historiens se fixent sur le thème de la repentance qui, comme je l’ai déjà expliqué, est à mon avis un concept qui relève de la morale et est largement manipulé par les politiques, alors que le domaine de l’historien est celui du savoir qui est d’une autre nature : il s’agit d’analyser tous les aspects et toutes les facettes d’un fait historique (tel que le fait colonial), sans se soucier de préciser s’ils sont "positifs" ou "négatifs", peser le pour et le contre n’étant pas du ressort de l’historien. Celui-ci doit pouvoir parler de tout sans tabou, qu’il s’agisse d’"abus" (en langage historien ce n’est pas un mot "politiquement incorrect", il fut largement utilisé par les colonisateurs eux-mêmes) ou de tout autre événement colonial.

Je répondrai donc brièvement, car les critiques que me fait Daniel, parfois méritées, ne changent pas mon interprétation de l’histoire, et c’est sur ses interprétations qu’un historien est jugé par ses pairs.



1. Je reproche à Daniel de n’avoir pas défini ses adversaires supposés "repentants" : or je ne fais que répéter le constat déjà émis par le CR par ailleurs très élogieux d’Olivier Pétré Grenouilleau le 29 septembre 2006 dans le Monde des Livres, qui souligne "une nébuleuse repentante plus mise en avant que présentée".




2. Daniel a fait des bourdes sur l’Afrique, et moi sur l’Algérie. Normal, nous nous hasardons sur le terrain de l’autre. Ceci dit, 
- que le code de l’indigénat algérien soit apparu en Algérie plus de dix ans avant la date erronée que j’en donne (je plaide coupable, je devais vérifier, ce que j’ai omis de faire, alors que j’avais lu et entendu, entre autres, Isabelle Merle à ce sujet sur la Nouvelle Calédonie) renforce plutôt mon propos qu’il ne l’affaiblit.


- Qu’il faille nuancer entre "nationalité" et "citoyenneté" française à propos des Algériens musulmans, je le sais bien, j’ai même commis un article avec ce titre concernant les Africains d’AOF (Journal of African History, 42, 2001). Que les Algériens se soient vu reconnaître l’un mais pas l’autre démontre bien qu’ils n’étaient pas Français à part entière comme les Français de souche, comme dirait l’autre… Les AOFiens s’étaient aussi fait reconnaître les deux par la loi Lamine Gueye promulguée dès 1946, mais il fallut un recours en conseil d’Etat dont l’arrêt tomba seulement en 1955 pour le faire appliquer… Autrement dit, la loi n’est pas une preuve de réalité.



- OK, j’ai fait démarrer trop tôt le plan de Constantine. Mais j’ai la chance que mon erreur factuelle ne fasse que renforcer ma thèse : les efforts de la France en faveur de l’Afrique ont été encore plus tardifs que je ne le dis…



- dont acte, effectivement, j’ai repris le chiffre de un million de morts pour la guerre d’Algérie, j’aurais dû mieux relire les bons auteurs. Mais de là à me reprocher "un mensonge grossier"… J’ai la faiblesse de penser que 200 000 morts, c’est déjà beaucoup (surtout si on les met en regard du nombre de morts métropolitains) : de même que 10 millions d’esclaves atlantiques suffisent, pas la peine de prétendre qu’il y en a eu 100 millions… Dont acte !



- Enfin, Daniel émet des doutes sur les "enfumades" dont ont souffert les Bayas révoltés d’AEF au début des années 30, pour mettre fin définitive à la révolte qui avait débuté au milieu des années 20, et qui a touché un vaste espace concernant l’Oubangui-Chari, le Tchad et le Cameroun. L’épisode n’est pas connu comme celles de Bugeaud, l’AEF n’étant que "la Cendrillon de l’Empire" ; il n’en a pas moins existé. Je renvoie Daniel aux sources, longuement exposées dans ma thèse d’Etat (rééditée en 2001) et à la thèse que lui a consacré dans les années 1980 un bon doctorant centre africain, Raphael Nzabakomada Yakoma, enseignant à l’université de Bangui aujourd’hui décédé, thèse de qualité publiée en son temps à l’Harmattan. Raphael était d’ailleurs le fils non d’un insurgé, mais d’un "tirailleur" qui avait participé à la répression dans l’armée française. Eh oui, on ne peut pas tout savoir de la science de l’autre, mais ce n’est pas une raison pour faire douter de son professionnalisme…



3. Car accuser "le Livre noir du colonialisme de présenter [tout au long de l’ouvrage] le nazisme comme un héritage colonial" est, je le répète, inacceptable sauf à procéder à un procès d’intention qui ne résiste pas à la relecture de l’ouvrage en question. Pense-t-il vraiment Marc Ferro susceptible d’une telle bêtise ?



4. Me faire "l’avocate de Pascal Blanchard" ? Avoir écrit de façon tendancieuse "pour être dans le ton d’un ouvrage" qu’il a rassemblé ? Mais enfin, quelle idée Daniel se fait-il de ma conscience professionnelle ? Ai-je besoin à mon âge de vouloir plaire à qui que ce soit ? C’est une attaque personnelle sur l’honnêteté intellectuelle d’une collègue, déplacée dans une discussion sereine entre historiens qui se respectent. Je dis et j’assume que les concepts de "fracture coloniale", de "culture coloniale" ou de "postcolonialité" sont intéressants et donc à analyser sérieusement, et peut me chaud de savoir qui les a lancés et dans quel esprit (je parle des concepts scientifiques et non des évocations schématiquement médiatiques que certains en font à la Télé que d’ailleurs je ne regarde pas). J’entends les étudier par moi-même et en échangeant avec des collègues spécialistes de toutes nationalités, pour savoir qu’en penser. J’admire infiniment Eric Hobsbawm, et l’on ne pourra me taxer d’une "idéologie" opposée à la sienne. Il n’empêche qu’en l’occurrence, je ne suis pas d’accord avec son jugement à l’emporte pièce. Je comprends d’ailleurs fort bien qu’il soit agacé par les excès de certains commentateurs à l’américaine qui se livrent étourdiment à l’effet de mode. Il n’empêche, je lis beaucoup sur la question, et je persiste à penser que l’anathème n’est pas un argument scientifique. Il y a bien d’autres détails, mais là n’est pas la question. Car je persiste à estimer qu’il s’agit le plus souvent (pas toujours, je l’accorde volontiers) de détails et non de fond. C’est incontestable, nous avons des désaccords d’interprétation, et nous avons à en discuter. Ce n’est pas une raison pour douter de nos savoirs respectifs. C’est que l’histoire est une science humaine. Je suis prête à la discussion, et à me rendre aux raisons de l’autre, à condition qu’il ne soit pas convaincu d’être le seul à posséder La Vérité (c’est ce que j’appelle le travers positiviste), c’est à dire que l’on pratique de chaque côté la qualité la plus importante à mes yeux d’historienne professionnelle : le doute scientifique…



dimanche 10 juin 2007

En réponse à Michel Winock et Laurent Joffrin L’histoire totalité lisse ou construction perpétuellement inachevée ? par Suzanne Citron


Laurent Joffrin (Libération du 24 mai) défend la lecture de la lettre de Guy Môquet. Il balaye d’un revers de plume l’argument de l’instrumentalisation politique de l’histoire (Pierre Schill, Libération du 22 mai). II voudrait résoudre en quelques lignes des questions aussi difficiles que le rapport entre mémoire et histoire ou les modalités institutionnelles de prescription d’un enseignement historique.
Pour Michel Winock, le choix de Guy Môquet consacre la nouvelle vision de l’histoire d’une droite « qui ne se reconnaît plus dans les personnages ou les mouvements symbolisant la droite historique (…) Comme si l’histoire de la droite commençait avec de Gaulle. » Les valeurs de la gauche, devenues celles de 80% des Français, auraient triomphé, et la droite les aurait reprises à son compte, ses propres valeurs étant devenues obsolètes. Ce serait la fin du schisme remontant à 1789 désormais localisé aux extrêmes de l’échiquier politique. Cette analyse, qui suggère que les notions de gauche et de droite seraient périmées, fait l’impasse sur deux problèmes clefs. Le premier, celui de l’instrumentalisation de l’histoire par Nicolas Sarkozy, a fait, - Pierre Schill l’a indiqué -, l’objet d’une analyse par le Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (CVUH).
Le second problème, celui des contenus du récit historique est d’ordre épistémologique et historiographique : que recouvre l’allusion de Michel Winock aux « deux récits historiques traditionnels, celui de la gauche et celui de la droite. » ? Et quelle est cette « histoire de France » qui serait désormais consensuelle ? S’agit-il de celle de la nation hypostasiée des discours de Sarkozy ? Elle provient tout droit du Petit Lavisse des débuts de la 3ème République ou du Tour de France par deux enfants de 1877, comme l’ont souligné M.O. Baruch (Le Monde du 11 mai) et le CVUH dans le texte précité. Elle fut l’outil de la construction de l’identité nationale par l’école de la République. Cette histoire ignorait les luttes sociales, les grèves, l’affaire Dreyfus - dont le Petit Lavisse édité jusqu’en 1948 ne soufflait mot -. Ainsi cette « nouvelle culture de la droite », qui fait passer à la trappe les anciennes luttes idéologiques et sociales, n’est-elle qu’un nouvel avatar du vieux schéma de l’historiographie scolaire républicaine d’avant la guerre de 14-18.

Face à la gestuelle du président, la question que ne pose pas Michel Winock est celle d’une nouvelle historiographie qui intégrerait les acquis de la recherche des cinquante dernières années et répondrait aux quêtes mémorielles de la société française d’aujourd’hui. Ce ne serait plus le récit d’une nation essentialisée, d’origine mythique, bornée aux limites de l’hexagone, fondement d’une identité figée. Ce serait l’histoire d’une France en mouvement, à la genèse complexe, aux racines multiples, inscrite dans une Europe en latence, morceau d’une planète fragilisée par les désordres de la mondialisation financière, par les menaces écologiques, par les folies de l’intégrisme. Une nouvelle césure se préciserait. D’un côté, modernisé mais inchangé dans les discours de Sarkozy, le vieux récit républicain issu du 19ème siècle, centré sur la Nation, hymne à la France messie, pays de la Révolution et des droits de l’homme. De l’autre, une histoire à plusieurs entrées, aux acteurs multiples, pensée dans l’univers. Face aux menaces du présent et par delà les séquelles du 19ème siècle - nationalismes, totalitarismes, colonialisme, “primauté“ blanche - la matrice en serait le postulat d’un nouvel humanisme pour le 21ème siècle, à la jonction de toutes les cultures, utopie commune de référence dans l’interminable combat contre les maux et les plaies de notre espèce.


Suzanne Citron, historienne, auteure de Le Mythe National, l’histoire de France en question, éditions de l’Atelier, nouvelle édition en préparation.